Dans un précédent papier construit autour de citations de Walter Benjamin, il était déjà beaucoup question de la lecture en tant qu'archéologie : exploration désordonnée de strates superposées, matériau appelant sa transformation, expérience de défiance envers les cadres universitaires et bourgeois. Or, en cette fin d'automne et de rentrée littéraire, deux livres à ranger dans la catégorie « essai », et qui ont tous deux reçus un chaleureux accueil de la critique journalistique, sont venus recroiser ce problème et pour ainsi dire en illustrer, ouvertement ou de manière plus complexe, les antithèses : Et si les œuvres changeaient d'auteur ? de Pierre Bayard, et Pourquoi lire ? de Charles Dantzig. Deux questions qui veulent adopter une posture provocante ou ironique, mais qui en réalité recouvrent des tendances nettement moins admirables que ce qu'on voudrait nous faire croire.
Le cas de Dantzig est, bien entendu, le plus transparent. Voilà déjà deux ou trois fois que celui-ci assemble ses connaissances littéraires (comme on compose de jolis et amples bouquets de fleurs pour décorer les halls de grands hôtels) en épais volumes aux titres élégants (Encyclopédie capricieuse du tout et du rien), dépourvus de tout centre de pensée, et ne trouvant leur cohérence que dans le vertige de la citation et l'éblouissement du paradoxe virtuose. Ce n'est pas tant l'érudition (au demeurant réelle et respectable) de Dantzig qui est en cause, que l'usage effroyablement banal et convenu qu'il en fait. Car en ce sens il participe et entretient cette vieille plaie typiquement française de la littérature considérée comme objet de discussion interminable, où il s'agit de briller en société grâce à des formules brillantes, des références impeccables, et surtout un art consommé de ne jamais s'attarder dès lors que le sujet commencerait à révéler son importance ou sa gravité : de la littérature comme art décoratif. Les salons qui voyaient autrefois les esprits brillants se réunir en petites coteries ont disparu depuis longtemps ; mais dans l'économie littéraire et journalistique de notre époque, leur survivance demeure féroce, sous la forme de ces livres dans lesquels leurs auteurs peuvent se parer à peu de frais des lauriers flatteurs de la connaissance, tandis qu'à leur tour les journalistes (ravis de pouvoir utiliser des mots tous prêts comme « érudition », « humour », « légèreté ») pourront en célébrer la parution avec un enthousiasme terriblement sincère. C'est un mode de reproduction de la pensée bourgeoise (au sens flaubertien du mot, bien sûr) qui empoisonne l'authentique archéologie littéraire. Au lieu de transformer et de déplacer, elle jongle avec la littérature, elle se moque de son objet en le rabaissant à un passe-temps, ou pire encore à une posture qui permet de passer à la télévision avec un stock quasiment infini d'anecdotes et de phrases préparées qui pourront facilement abuser autant le journaliste qui ne s'est pas donné la peine de tant lire, que le spectateur qui lui n'a pas eu la chance de disposer d'une bibliothèque parentale bien fournie.
C'est à ce tournant, d'ailleurs, que les choses deviennent plus graves. Passe encore que Dantzig accumule et expose pour sa seule gloire faits et lectures dans de gros pavés inoffensifs ne pouvant que plaire à tout le monde (et qui ne s'adressent donc à personne, sinon à lui-même) : c'est la rançon de toute culture capable de se retourner sur elle-même comme tradition vermoulue et forclose (plus rien de bon dans les temps de détresse) se lovant fœtalement dans la nostalgie de sa propre puissance. Le lecteur et l'écrivain authentiquement archéologues haussent les épaules et passent leur chemin. Mais il est plus difficile de rester impassible lorsque l'on constate que Dantzig peut, sans être à aucun moment contrecarré par qui que ce soit, affirmer que « Lire ne sert à rien – c'est bien pour cela que c'est une grande chose », et que « lire pour apprendre » est à ses yeux une notion risible. Car c'est ici que la lecture comme archéologie révèle sa dimension hautement politique (au meilleur sens de ce mot). Ramener, comme le fait Dantzig, la littérature dans le champ clos du divertissement pascalien, c'est implicitement en faire un passe-temps de riche oisif, l'emprisonner dans l'auto-congratulation savante de la bourgeoisie (qui appelle aussi un rire complice et distanciateur qui relativisera vite fait toute puissance à l'œuvre), et surtout en raboter soigneusement tous les aspects de transformation de la pensée et de l'imaginaire qui en font la véritable et authentique valeur, loin du « marché boursier » de l'afféterie érudite et raffinée. Si la lecture est le premier instrument de l'écrivain, sa matière brute, sa terre de rêverie, son laboratoire d'images éparses, chaotiques, contradictoires, qu'il fera entrer en collision pour créer de nouvelles images dialectiques fusant comme des boules de feu benjaminienne d'un bout à l'autre de ses pages, le lecteur lui-même, le lecteur non-écrivain, a le rôle politique le plus important à jouer – car c'est dans la lecture des textes (plus que celle des images) que se créent les armes d'analyse et d'élucidation du monde. Pas de rôle citoyen véritable sans la connaissance des différents éléments qui composent l'environnement ; pas de défiance face aux appareils dominants sans un apprentissage des diversités ; enfin, pas d'éthique personnelle sans une confrontation aux innombrables images du monde mouvant (au sens où, selon Aristote, nous pensons en images), sans une expérience des images de beauté ou de lamentation, de joie ou de désespoir, de célébration ou de violence. Dire que « lire ne sert à rien », c'est entretenir tacitement la barrière sociale entre ceux qui sont nés dans la bibliothèque, et ceux qui n'oseront jamais franchir ses portes parce qu'on ne leur aura jamais révélé qu'ils en avaient à la fois le droit et le devoir. Si la vie littéraire en France donne l'impression d'aller si mal, ce n'est pas seulement parce qu'un recyclage actif de la médiocrité avance de pair avec la célébration stérile de la culture, nous donnant ces dizaines de mauvais romans et d'essais creux chaque automne ; c'est aussi parce que, de plus en plus, nous manquons non d'écrivains géniaux mais tout simplement de lecteurs, ces millions de lecteurs analphabètes des idées et des images, formant ce « peuple qui manque », que Paul Klee reconnaissait dans la pratique de la peinture, mais qui existe dans tous les domaines. De la lecture comme « machine de guerre », comme diraient Deleuze & Guattari, pour prévenir d'une redoutable innocence – car on le sait depuis le Pasolini de La sequenza del fiore di carta, « l'innocence est une faute » et « les innocents seront condamnés » car ils n'ont plus le droit de l'être.
Dantzig est forcément indifférent à ces notions politiques, puisque pour lui la lecture est un jeu de chaises musicales flottant au-dessus de la réalité, un domaine inoffensif où l'on est protégé des agressions de l'extérieur, un terrier où l'on peut s'involuer en toute sécurité sans risque d'être contredit. Si on lui posait la question de sa responsabilité devant ceux qu'il trahit et qu'il exclut, il se défausserait en levant les mains et en clamant que tout cela n'a aucun rapport : il ne serait pas, en cela, trés différent de ces conservateurs de musée autrefois moqués par Brecht, et qui affirmaient qu'entre l'achat d'un mètre carré de toile peinte pour plusieurs millions, et les enfants qui mouraient de faim dans la rue, il n'y avait aucun rapport. Et puisque toute cette chose littéraire n'est que discussion aimable et spéculation bénine, personne ne s'étonnera donc qu'un homme cultivé puisse déclarer à la télévision, devant un présentateur falot et ravi, que « lire ne sert à rien »...
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Pierre Bayard, quant à lui, se situe à un niveau nettement plus complexe à désembrouiller. Auteur depuis quinze ans d'à peu près un livre par an, promu à une certaine célébrité avec Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? (non sans pas mal de malentendus médiatiques sur la signification précise de cet essai, vite confondu avec un manuel de non-lecture), il nous revient cet automne avec Et si les œuvres changeaient d'auteur ?, qui poursuit la réflexion du précédent, Le plagiat par anticipation. Après avoir disséqué avec méthode Roger Ackroyd, le chien des Baskerville et un célèbre prince danois, après avoir tenté de démontrer comment des auteurs pouvaient plagier le futur, voilà qu'il nous propose de joyeusement changer les noms des auteurs sur les couvertures, dans le souhait charitable de supprimer les effets perturbateurs de « la connaissance a priori de l'auteur », et donc de lire Autant en emporte le vent de Léon Tolstoï, L'Etranger de Kafka, voire de regarder Le cuirassé Potemkine d'Alfred Hitchcock. Si la lecture comme archéologie consiste aussi à bousculer les cadres temporels, à secouer les hiérarchies, à faire des usages hétérodoxes des œuvres, on pourrait alors croire que Bayard va exactement dans le sens de ces propositions et qu'il en développe la théorie avec brio. Mais en réfléchissant bien, on se rend soudain compte que la réussite des archéologies de Bayard n'est pas aussi évidente qu'on veut bien nous le faire croire.
Plus récemment, du Plagiat par anticipation jusqu'à son dernier opus, Bayard a placé toute sa réflexion (mais sans trop le souligner) sous la seule égide de Borges, plus précisément celui de Pierre Ménard, auteur du Quichotte et de « Kafka et ses précurseurs ». Du premier texte, il a retenu l'idée que tout livre peut changer d'aspect tout en restant en le même, en déplaçant seulement son cadre d'écriture, auteur ou époque. Du second, il a repris une règle d'anachronisme, qui voit apparaître dans le passé les œuvres d'un auteur futur. A partir de là, Bayard a développé toute une série de déplacements – Tristram Shandy comme produit du modernisme, L'Etranger comme récit kafkaïen, ou encore Fra Angelico influencé par Jackson Pollock (cette dernière idée étant repiquée à Georges Didi-Huberman). Comme on s'en doute, grâce à cette inépuisable source borgésienne de paradoxes intellectuels, Bayard s'en donne à cœur-joie lorsqu'il manipule les dates et les noms, et en tire de jolies mais ternes pyrotechnies dont le plaisir s'épuise bien vite pour son lecteur. Mais Bayard a-t-il fait un bon usage de Borges ? Ou plutôt, est-ce qu'il n'aurait pas dû davantage s'en méfier ? Pierre Ménard, dont on sous-estime trop souvent le ton satirique et ironique (très différent, si on les compare, de La Bibliothèque de Babel ou des Ruines circulaires), se conclut sur la fameuse proposition suivante : lire L'Imitation de Jésus-Christ comme si elle avait été écrite par Louis-Ferdinand Céline. Or, en écrivant cette ligne, Borges ne suggérait pas tant d'opérer une large partie de mishmash entre les œuvres, qu'il ne réglait avant tout ses comptes avec un certain modernisme qui l'avait séduit dans sa jeunesse. Borges a écrit Ménard dans les années 40, au moment où il « trouve » enfin sa voix de conteur, néoclassique et retenue, ménageant des effets extrêmement concertés à la manière d'Henry James. L'Imitation de Céline, ça ne voulait pas dire « modernisons à marche forcée les œuvres du passé pour les faire survivre », mais c'était bien plutôt une incitation à dépasser le clivage entre tradition et modernité, en une sorte d'appel à dévernir (comme on le ferait d'un vieux tableau jauni) les œuvres du passé et à les accepter sur un même plan que le nôtre – quitte à ce que cet appel d'air frais passe par la méthode peu orthodoxe et satirique de Ménard, nouveau Monsieur Jourdain enfariné du modernisme. Quant au texte sur Kafka, il vaut la peine de le relire de près : « Dans le vocabulaire critique, le mot précurseur est indispensable, mais il faudrait essayer de le purifier de toute connotation de polémique ou de rivalité. Le fait est que chaque écrivain crée ses précurseurs. Son travail modifie notre conception du passé, comme il doit modifier le futur. » Il y a deux mots très importants dans ce passage : polémique et travail. La polémique que Borges exècre (parce que dans sa violence, elle ignore les subtilités de l'archéologie borgésienne), c'est exactement ce à quoi, sur un mode certes mineur, Bayard s'exerce : la surprise, l'inattendu, le choc, sont des composantes indissociables de son propos. Celui-ci ne marche que s'il révèle, encore une fois, ce qui était invisible.
