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La Part d'ombre, de Livane Pinet (par Patrick Née)

Par Florence Trocmé

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La Part d'ombre, de Livane Pinet (par Patrick Née)

La Part d'ombre, de Livane Pinet (par Patrick Née)
Premier livre de poèmes de Livane Pinet (recueillant un certain nombre de pièces pré-publiées dans Conférence, Le Nouveau recueil, Po&sie), La Part d'ombre, qui s'organise en trois ensembles (" Mesures de nuit ", " Non plus ce paradis ", " La maison sans toit "), fait entendre une voix qui s'affirme non sans gravité en traversant avec bonheur plusieurs influences majeures et amies (celles de Michaux, d'Yves Bonnefoy, de Philippe Jaccottet, de bien d'autres encore dont témoignent les hommages discrets à Leopardi, à Mandelstam, ou le dialogue souterrain avec Baudelaire et Rimbaud), mais comme autant de tremplins qui permettent l'envol de tout vrai poète : c'est-à-dire puisant dans la profondeur, dans l'inattendu et l'inentendu de son propre imaginaire. On pourrait même suivre, au fil du recueil, la fermeté acquise d'un tracé sachant creuser son sillon, et le dégagement d'un timbre qui n'est qu'à soi.
Il ne faudrait pas en effet s'arrêter à un premier effet de surface, dû à l'accueil de formes d'apparence légère, comme la comptine à résonance enfantine, proches de la fantaisie d'un Desnos qui aurait intégré l'humour noir de Michaux. Ainsi en va-t-il de bien des premières pièces comme, à l'ouverture, " Coléoptères " (" Pris à la nasse coléoptères / [...] / vous n'avez même plus d'air pour respirer / même plus de songe pour étendre vos jambes / [...] / même les étoiles coléoptères / n'ont plus assez de gaz pour luire / même les étoiles / prises à la nasse / ainsi les poissons du ciel / où nuage n'est plus vivre / [...] / où nuage verse son eau mauvaise / dans l'océan des détritus ! / [...] ") ; ou, peu après, " Il fait nuit " (" Il fait nuit sur la terre / il fait jour la terre / tourne sans retour / [...] // Il fait nuit sur la terre / il fait jour et le jour / incline dans le jour et la nuit / sombre dans la nuit // [...] "). Car si, dans la suite de cette petite fable - forme à laquelle on songe du fait d'une justification typographique centrée de vers toujours hétérométriques, à la manière du La Fontaine de l'enfance -, " tant d'astres dans l'ombre / absorbent les nombres ", c'est pour dénoncer, par l'expansion d'une telle anti-lumière - comme on parle d'antimatière - toute position idéaliste, fondée sur l'harmonie des nombres et projetée, en Occident depuis Pythagore, sur l'ordre divin d'une beauté du cosmos : " La pomme ne sera jamais mûre " (celle de l'harmonieuse gravitation newtonienne, ou celle des fruits du jardin d'Éden), " la pomme - l'obscur / l'obscur désastre "... Contraire d'" astre " depuis au moins Mallarmé (et son fameux " chu d'un désastre obscur ") relayé par Blanchot, le désastre s'étend partout en effet, comme l'allégorise en un court emblème " Le bois désert " qui clôt la première section - réécriture au négatif du grand mythe néoplatonicien d'Amour et Psyché : " Vieille âme sans sommeil / erre / erre vieux vautour / car Amour au pied rapide a filé / au-dessus du bois désert ".
D'où l'ambiguïté d'intitulé de la deuxième section (" Non plus ce paradis "). En suppléant à l'absence de ponctuation selon la leçon reçue d'Apollinaire, lira-t-on : " Non, plus ce paradis ! ", comme une mesure de protestation contre une idéalisation trompeuse (de l'enfance en particulier) ? ou lira-t-on, au contraire : " ce paradis qui n'est plus " - au sens où il aurait véritablement eu lieu mais, comme tout autre " astre ", n'aurait pu échapper à son extinction ? Les deux poèmes d'ouverture, d'une facture plus ample, paraissent incliner du côté d'une désidéalisation du " je ", qui ne saurait assumer, à partir du trésor des sensations d'enfance, une lyrique de sommation des existants du monde. Il me semble reconnaître, dans l'étonnante litanie du premier, " Je ne suis pas ", l'inversion d'une grande page de Dans le leurre du seuil (au finale de la section " La terre ") où Yves Bonnefoy élargit l'identité du " je " lyrique à la totalité de la création : " Oui, moi les pierres du soir, illuminées, / Je consens. // Oui, moi la flaque / Plus vaste que le ciel [...] ", etc. ; alors qu'ici au contraire s'obstine une voix qui paraît universellement négatrice (" Non je ne suis pas la lumière d'octobre qui bouge / dans les branches / je ne suis pas ces feuilles [...] / non plus cette vigne [...] / ces mûres sauvages dans les ronces / non plus cette toile d'araignée où se prend la lumière / [...] ") - à la réserve près des deux derniers vers, où il faut cette fois sous-entendre en ellipse la positivité d'un verbe d'existence (je suis) : " mais le nuage attardé / et cela encore ".
Merveilleux nuage qui court, depuis " L'Étranger " du Spleen de Paris, à un Ailleurs espéré salvateur : le poème suivant, " J'ai l'âme délavée ", si proche du tempo de " La Ralentie " de Michaux (" J'ai l'âme délavée / - j'ai ou je suis / pour cette chose insaisissable que l'on a ni l'on est ? // J'ai l'âme qui descend et je porte bretelles / je suis où je m'absente dans l'eau d'une flaque / je - qui ? ") - tout en creusant d'absence, au passage, la profondeur ontologique de la flaque qui clôt précisément Dans le leurre du seuil - , espère en cette ouverture rêvée : " Parfois je m'étends et m'étale et j'entends / l'âme marine en corne de brume : // [...] // Mon âme quelque part dans la brume des mers / mon âme en écueils en écume en amarres // J'ai l'âme qui attend et qui ne peut qu'attendre ". Passe " En V le vol des oiseaux migrateurs " échappant, par le haut du ciel et comme en signe de victoire, au cynégétique massacre du " gracile " chevreuil rendu à son " poids / de viande le regard de la terre " (" Dans la lumière d'octobre ") ; et c'est aux " goélands allant vers l'île " que le " je " - qui les " regarde de cette rive-ci ", bloqué qu'il est dans l'Ici - adresse sa prière : que " dure encore le ressort / de ma chanson [...] cassé d'un côté / de la vie [...] " ; " Vous les oiseaux partant vers le large / soulevez cette voix oppressée " - jusqu'à rendre à nouveau possible la charge d'espoir de l'Ailleurs rimbaldien : " demandons à l'été / l'éternité " (" Air d'été "). On découvrira enfin, dans le court cycle musical de la section suivante, l'irréductible bipolarité qui sous-tend, métaphysiquement, un tel espoir : " Misère ! / que le monde est sale / - Musique ! / que le monde est clair " ( " Étendue entre vous... "). (pour lire la suite, cliquer sur "lire la suite de....")


Avec franchise mais sans impudeur, s'élève le chant blessé d'une voix lyrique arrivée à maturité : alors que ces mêmes " goélands de leurs lents mouvements d'ailes / retournent vers l'île et c'est au nord ", " le jour / tombe du haut de mes trente-sept années je vois / le jour tomber " - Nord contre Sud, vie adulte contre rêves d'enfance, en une protestation que je n'hésiterai pas à qualifier d'apollinarienne : " Criez goélands criez le bec ensanglanté / emportez au loin ce refrain / petite fille au sud : au nord je suis deux fois mère / pour que scintille - ici et là-bas - cette langue de terre / pour que le feu d'un bateau soit encore une promesse / dites à la mer de rouler mon secret " (où j'entends, pour ma part, l'écho du mystérieux " secret douloureux qui me faisait languir " de " La vie antérieure "). " Qui vieillit dans ma peau ? ", s'interroge le bref poème de clôture de la seconde section - alors que, avoue le précédent, " Mon cœur est resté accroché aux montagnes / [...] / il n'a pas supporté la vallée ". Retour au natal comme à l'irrémédiablement perdu, où flottent dans le souvenir les déchirants accents du cor de Vigny, de Baudelaire : " Au pays qu'y a-t-il de fatal ? // Retentissement du cor de maisons en maisons / hennissement lointain crissement d'un grillon / enfoncés profond sous la cognée des jours " ( " Au pays qu'y a-t-il de fatal ? ", je souligne). De ces " maisons " d'enfance, l'une - qui par hypogramme rappelle le " grillon " du Sud dans son toponyme, et les largesses de Cérès qui lui sont associées - fait l'objet d'une émouvante évocation en forme de prière, qui n'oublierait pas, cependant, la forme-comptine du début du recueil, rendue à sa gravitation véritable : " Pour la cloche d'enfance et la porte d'entrée / Pour la mousse du bassin et la roche de la source / [...] / Carillon sonne ". À trois reprises, comme dans les invocations magiques, éclatera en refrain ce timbre clair et joyeux, qui était à la petite fille du " Greillon " (la demeure des champs) ce qu'était, au Narrateur, la sonnette tirée par Swann à la grille du jardin de Combray. Sortiront de ses harmoniques, comme de la fameuse tasse de thé, jardin, pré et bosquet, poissons rouges, lapins et poules, " Victor le jardinier " bien vivant et " pièces romaines " surgissant du sol et du passé ; puis, à l'opposé du grand air du parc, l'intérieur de la demeure, sous-sol de ciment, cuve et " peur du noir ", " conserves du fruitier " et " chambre sombre " ; enfin, l'ensemble d'un paysage où coule le Rhône, " le fleuve tout en bas " - tout un monde ressuscité, celui de la " Rue du docteur Rafin " pour lequel, on l'en conjure une dernière fois, " Carillon sonne sonne encore " (" Le Greillon ").
De la troisième section, on retiendra d'abord l'intitulé (" La maison sans toit ") qui joue avec le complexe d'Asmodée (et en écho au recueil de Char, Portes dormantes et fenêtre sur le toit ?) : " Que sont toutes ces vies qui s'allument le soir ? ", interroge le poème d'ouverture, plantant le décor urbain des façades trouées la nuit de l'énigme de leurs carrés de lumière, " que savons-nous de cette clarté des uns et des autres / de cette obscurité / que chacun dans sa maison abrite ? " - conjonction de lumière et de nuit dont a si bien rendu compte L'Obscurité de Philippe Jaccottet, et qui débouche sur cet impératif éthique : " - va / cherche la maison sans toit " ( " Que sont toutes ces vies... "). Ne voudrait-on pas de toit, pour accéder à une universelle transparence ? Mais ce serait sans compter avec une troublante homonymie, qui éclate dès le texte suivant, " On ne veut pas de toi " : fondé cette fois sur la menace d'une exclusion, aux antipodes de la " transparence des cœurs " chère aux utopies rousseauistes, et proche de ton du terrible " Honte " de Rimbaud. Aux impératifs meurtriers de la première strophe (" Plonge tes mains dans la terre obscure / bois cette liqueur amère / on ne veut pas de toi comprends ") - à la liste desquels Livane Pinet tient assez pour en extraire deux qui constituent à eux seuls, dans toute leur agressivité, la quatrième de couverture du livre (" Va donc avec tes mots et toute ta substance / Va boiter ailleurs et manger ton pain gris ") -, répondent les injures de la seconde : où le " tu " si violemment exclu apostrophe à son tour son agresseur jusqu'à désirer l'anéantir (" au néant chien ! violence à ta carcasse "), tout en restaurant son image, gravement compromise, sur le mode héroïque du défi chevaleresque (" Chien je porterai mon nom jusque sous tes fenêtres / avec ma lance et mon cheval je porterai la guerre "). Or, quel est l'enjeu de cette joute sans merci, sinon la guerre que se font prose et poésie (laquelle peut traverser aussi l'énonciatrice, en un dédoublement de son " je " lyrique) ? Car le contexte est hostile aux poètes, qu'on excluerait bien volontiers de la cité : " le temps est à la prose ce siphon " (qui vide tout le réel comme un évier ses eaux usées) - la prose, pourtant " une sacrée bugne ! " (idiolecte lyonnais : un quelconque beignet).
Toutefois, ce n'est pas dans l'ouverture du toit (ou dans la défense de ce " toi " ouvert qu'est le " je est un autre " poétique) qu'éclate la vérité du finale du livre : mais dans la constitution, au contraire, de ce que Monique Schneider appellerait une matrice, capable d'envelopper une vie à naître - celle, sur le plan thématique, de l'enfant mis au monde, comme celle d'un accouchement de la poésie même. Telle est " La part d'ombre " qui, à partir d'un cycle final de six textes, donne son titre à l'ensemble du recueil (et qu'annoncent aussi bien " Petit cœur " que " Dans l'antre du jour ", tous deux voués à chanter le miracle de la vie intra-utérine). Admirables articulations d'un chant qui révèle, en Livane Pinet, une assomption de ses moyens poétiques, fondée sur la maîtrise des rythmes : une souple hétérométrie, usant de l'alexandrin de manière résiduelle (sur 63 vers, 3 alexandrins binaires et 4 trimètres romantiques seulement, contre 5 dodécasyllabes qui en refusent la rythmicité) ; pour les mètres plus brefs, 4 octosyllabes, 5 ennéasyllabes, 6 décasyllabes laissent la première place à l'hendécasyllabe (10 vers) ; mais surtout, le tiers des vers excède le patron traditionnel par l'usage d'un sur-alexandrin (sur 20 vers, 6 sont à 13 syllabes, 7 à 14, 4 à 15, 2 à 16 et un dernier, à 17 syllabes). En voici un exemple, extrait du poème III :
au balancement des al//gues de votre jeu/ne mémoire 15 = 7 + 8
l'éca/ille du temps // un instant// à vos cils/ se suspend 14 = 5 + 3 + 6
Il est d'ailleurs significatif que la grande thématique marine éclate en ce distique qui, pour n'être pas rimé, se trouve comme saturé d'assonances (principalement en [ã], mais aussi en [a]) ou d'allitérations (essentiellement en [s], mais aussi en [l]) : " La part d'ombre " puise en effet sa force singulière dans l'approfondissement de l'homonymie mer/mère (" Est-ce moi qui dors dans le fleuve de vos rêves / rêve de mère vers la mer des rêves ? ", interroge le V) ; le silence s'y fait " fleur de sel ", c'est de " sable " autant que de " poignée[s] d'herbes " qu'aux mains enfantines se concentre " l'infini " (en III) ; " froide est la nuit loin du rivage " (en IV), et Leopardi " de loin " - comme en une basse continue - accompagne l'avancée du poème en cours du " ressac de [ses] vers " (en V) ; enfin, en II, la croissance des enfants - " chaque jour les éloigne / chaque jour les ramène " - s'accomplit, merveilleux battement de la vie même, " comme le va-et-vient de la marée ".
Patrick Née

Livane Pinet, La Part d'ombre, Paris, La Dame d'onze heures, 2009, 80 p.

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