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Tiken Jah Fakoly, la musique au service de la démocratie

Publié le 23 novembre 2010 par Africahit

En pleines élections présidentielles en Guinée et en Côte d'Ivoire, la star de la musique africaine, Tiken Jah Fakoly, se bat plus que jamais pour la démocratie. Rencontre à Bamako. 


A Niamakoro, un quartier de Bamako appelé aussi Unicef à cause du siège de l'organisation qui s'y trouve, les rues sans asphalte ne sont que flaques d'eau et ornières boueuses après les fortes pluies de l'après-midi.

Au bout de l'une d'elles, Tiken Jah Fakoly a ouvert son studio en 2006, le H. Camara, ouvert son studio en 2006, le H. Camara, du nom de cet ami ivoirien assassiné par un escadron de la mort à Abidjan trois ans plus tôt.

Ce soir, il y inaugure son club reggae, Radio Libre Bamako, construit au premier étage. La chaussée est quasiment impraticable et ce qui devrait être le parking ne ressemble qu'à un terrain vague jonché de gravats. Ils sont quand même venus, des expatriés, des médias locaux et des branchés.

Son nom suffit à attirer jusque 40 000 fans

Certains ont déboursé 10 000 francs CFA (15 euros), tarif exorbitant pour le Mali. "Par la suite, l'entrée sera gratuite", rassure Tiken. Ce soir, il lui fallait limiter l'affluence compte tenu de la capacité réduite des lieux (500 personnes) et de la popularité dont il jouit dans cette ville où son nom suffit à attirer jusqu'à 40 000 fans dans un stade. Evidemment, avec la boue, tout ça aurait pu finir en Woodstock malien.

L'après-midi même, entre deux averses, des ouvriers se hâtaient d'achever le dallage de la cour. D'autres posaient les cuvettes dans les toilettes. Il y a encore un échafaudage accroché à un pignon peint en jaune, rouge et vert sur lequel un certain Kasam a réalisé une immense fresque à l'effigie de Bob Marley, figure tutélaire de cette "République du reggae" comme la présente le maître des lieux.

A l'intérieur, tout est prêt : éclairages, sono, écrans LCD et climatisation. Le style se veut plus chic que roots, malgré les portraits des stars du reggae - U-Roy, Burning Spear, Peter Tosh - sur les murs.

Un commando de serveuses en T-shirt Fakoly Production attend derrière le comptoir flambant neuf. Au-dessus du bar, une banderole proclame "Personne ne viendra changer l'Afrique à notre place", écho au refrain d'Ilfaut se lever, moment fort de son album aux saveurs mêlées, le récent African Revolution.

Une formule comme les aime Tiken, simple, concrète, volontaire. Cette vérité dit l'essentiel sur l'obstination de cet homme à toujours mettre ses paroles en actes et ses rêves en chantier.

Comme Bob Marley, Tiken a mis sa musique au service d'une cause

En deux heures de concert, Fakoly passe en revue ses meilleures chansons, celles qui "éveillent les consciences" et font brandir le poing. Percutant, d'une impressionnante cohésion, son groupe, les Djelys, rappelle les Wailers époque Marley, soit la plus efficace turbine à reggae jamais mise en route et le corps d'élite d'une révolution rastafarienne.

Comme Marley, mystique et mission évangélique en moins, Tiken a mis sa musique au service d'une cause. Lui aussi parle de révolution, mais africaine. Au fond, en quinze ans, le thème de ses chansons n'a pas varié. Le ton péremptoire de son "chanter-vrai" non plus. Les plus anciennes exigeaient :Ouvrez les frontières, Quitte le pouvoir. Les nouvelles insistent : Je dis non!, Laisse-moi m'exprimer, Il faut se lever.

En sept albums, la star ivoirienne a lancé plus de coups de gueule (titre de l'un de ses albums les plus vendus) contre les injustices et pour le progrès social en Afrique que tous les tribuns professionnels dans les parlements locaux.

Il est devenu un héros, l'une des personnalités les plus écoutées et respectées d'un continent où personne ne croit plus aux leaders d'opinion. Mais ces vérités, sa franche dénonciation des impostures lui ont aussi valu pas mal d'ennuis dans un contexte politique régional explosif.

En 2002, on le dit trop proche de la rébellion nordiste. Il est menacé de mort et doit fuir la Côte d'Ivoire en proie à de violentes tensions interethniques. A cette époque, il aurait pu citer Fela Kuti qui disait : "Seul un revolver me fera taire."

l fut aussi un temps interdit de séjour au Sénégal pour s'être indigné en public de la tentation du président Wade de favoriser son remplacement à la tête de l'Etat par l'un de ses fils. Dakar juge ces déclarations "fracassantes, insolentes et discourtoises" de la part d'un étranger "qui se mêle de ce qui ne le regarde pas".

Tiken considère que cette ingérence relève d'une action de salut public dans l'une des anciennes colonies françaises que certains tentent encore de gérer"comme des fiefs privés que l'on transmet de père en fils", selon les mots de l'historien Achille Mbembe.

Il refuse de participer au festival célébrant le cinquantenaire de l'indépendance

Coïncidence, le week-end où s'ouvrent les portes de son club, où paraît son nouvel album, débutent à Bamako les dernières festivités du cinquantenaire de l'indépendance des anciennes colonies françaises d'Afrique de l'Ouest.

Contacté par l'opérateur téléphonique Orange qui s'occupe de la partie musicale, Tiken préfère décliner l'invitation. "Je ne me considère pas comme indépendant, explique-t-il au téléphone à l'un des organisateurs, assis sous la tonnelle de son jardin. Pour moi, il n'y a rien à célébrer."

Puis, après avoir raccroché : "Je pense qu'il aurait été plus sage de faire un bilan de cette période postcoloniale, d'ouvrir un débat sur ce qui a marché et n'a pas marché, sur ce qu'il faut faire pour que ça marche. J'aurais trouvé ça plus constructif."

Plus urgent, et constructif, lui semble pour l'heure son engagement pour la paix en Guinée où vient de se dérouler une élection présidentielle historique, la première libre et démocratique de l'histoire du pays. Son passage au Radio Libre à peine achevé, le voilà prêt à prendre la route pour Conakry, distante de 700 kilomètres, afin d'y donner un concert de réconciliation à la veille d'un second tour explosif. Ingérence ?

"Non. Je suis ivoirien mais avant tout africain. Si la Guinée brûle, c'est ma maison qui brûle aussi. C'est l'un des rôles de l'artiste aujourd'hui d'accompagner ce continent dans son processus de démocratisation."

Avec le rappeur sénégalais Didier Awadi et la star guinéenne Sekouba Bambino, Tiken a créé le Collectif des artistes africains pour la paix, une initiative spontanée qu'aucun parti, aucune instance internationale n'a soutenue.

L'Afrique doit aujourd'hui choisir : la démocratie ou le chaos. 

Reçu un mois plus tôt par les deux candidats, Tiken avait assuré Alpha Condé et Cellou Dalein Diallo de son impartialité et fait passer son message."Je leur ai dit qu'ils se trouvaient devant une alternative : ouvrir une ère de démocratie pour le pays ou le précipiter dans le chaos. Pour l'avoir vécu chez moi, en Côte d'Ivoire, je sais qu'il est facile d'entrer dans l'engrenage de la violence et difficile d'en sortir."

Tiken voulait aussi inviter les deux candidats à le rejoindre sur scène pour frapper les esprits, un peu à la manière d'un Bob Marley poussant Edward Seaga et Michael Manley à une poignée de main historique lors du Peace Concert en 1978 à Kingston.

Le concert de Conakry fut une première fois annulé après des violences dans la banlieue de la capitale guinéenne qui firent une cinquantaine de blessés et ont coûté la vie à un militant d'Alpha Condé. Après trois reports, le second tour a eu lieu le 7 novembre. Mais faute d'obtenir l'aval des autorités transitoires, Tiken n'a pu donner son concert pour la paix.

A quelques jours du scrutin, et quel que puisse en être le vainqueur, rien ne l'incitait à l'optimisme pour la suite. "Tout est réuni pour que ça pète. Les deux partis jouent le pourrissement en exacerbant les rivalités ethniques. Il y aura forcément des contestations après l'annonce des résultats et je crains que les armes ne prennent la parole."

La Côte d'Ivoire voisine se prépare elle aussi à un second tour de présidentielles qui devrait mettre fin à dix ans de conflits entre le Nord et le Sud. S'agissant de son pays, Tiken se veut plutôt rassurant. " La Guinée est au bord du précipice, la Côte d'Ivoire est déjà tombée dedans. Les gens sont fatigués de ce conflit. Tout le monde veut un retour à la normale même si les braises rougissent encore."

Tiken, en tournée française, ne pourra sans doute pas rencontrer Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara avant le second tour du 28 novembre comme il le souhaitait et renforcer ainsi son image de monsieur "bonne volonté" du reggae africain. Mais il sait qu'il a désormais ses entrées dans les palais. Il entend en faire usage.

Comme Bono, reçu par Medvedev ou Obama, qui déclarait à propos de son action au sein de son ONG, One : "On ne peut pas être déprimé", il entend donner l'exemple d'une nouvelle citoyenneté africaine.

"Aujourd'hui, la jeunesse du continent ne doit plus rester assise pour assister à l'écriture de sa propre histoire. Par le passé, des révolutions - en France, en Amérique, en Russie - ont changé la face du monde. Au tour de l'Afrique de mener la sienne. Il est temps de prendre notre destin en main. Le plus terrible serait de ne rien tenter. Moi, en tout cas, j'ai besoin de ça pour être en paix avec moi-même."

Personne en l'occurrence ne paraît mieux qualifié pour promouvoir l'action civique et l'initiative individuelle. Depuis qu'il s'est réfugié au Mali, Tiken a ouvert un studio, fondé un label, Fakoly Production, consacré au développement du reggae africain et produit à pertes les albums du Burkinabé Jah Verity et du Guinéen Takana Zion.

Dernier projet : ce club reggae qu'il souhaite mettre à la disposition des jeunes musiciens dont il connaît les difficultés pour les avoir rencontrées."J'ai été victime de la censure. Ici, elle frappe encore beaucoup de chanteurs. Dans ce club, ils pourront s'exprimer librement tant que leur message restera intelligent."

Il "regrette" d'avoir pu froisser Michel Drucker

Faire passer le message, coûte que coûte, c'est une obsession. En 2003, lors de la cérémonie des Victoires de la musique qui le récompensait pour l'album Françafrique, toujours aussi "insolent et discourtois", il profita de la retransmission en prime time sur la principale chaîne publique pour se lancer dans une violente diatribe contre la présence militaire française en Côte d'Ivoire.

On lui reprocha alors d'avoir osé cracher dans la soupe devant un parterre de personnalités où figurait le ministre de la Culture de l'époque. Lui regrette surtout d'avoir pu froisser Michel Drucker, M. Loyal de la soirée, en quittant le plateau "sans prendre le temps de dire au revoir".

Depuis, ses rapports avec notre pays restent conformes à la politique du gouvernement actuel envers les ressortissants africains. Fait chevalier des Arts et Lettres, il sert également à gonfler les statistiques de Brice Hortefeux.

Cet été, il a essuyé le refus d'une demande de visas pour ses enfants dont le tort est d'avoir la nationalité ivoirienne. "Je voulais juste leur faire visiter Paris pendant les vacances", peste celui qui prête sa voix aux milliers de sans-papiers en quête de régularisation dans sa chanson Africain à Paris,adaptation du Englishman in New York de Sting.

Son engagement tous azimuts ne l'a pas empêché d'enrichir sa musique. SurAfrican Revolution, il s'accompagne d'instruments traditionnels mandingues, brisant ainsi la routine d'un reggae qui lassait à force de tourner en rond. Il collabore avec Tété ou l'ancien Zebda Magyd Cherfi, qui lui écrit des paroles sur mesure. Sa carrière reste un modèle de maîtrise, d'obstination et d'ambition.

En dix ans, à raison de 200 concerts à chaque nouvel album, son audience s'est considérablement accrue, internationalisée. Signé par l'organisationLive Nation (Madonna, Radiohead), il espère mettre un pied dans le marché anglo-saxon.

Premier objectif : une tournée des universités américaines pour donner des conférences sur l'Afrique et ses problèmes, tout en aidant à la construction d'écoles.

"J'ai exigé que figure sur le contrat une clause stipulant qu'à chaque tournée on puisse consacrer un concert au financement d'une école en Afrique. En novembre, pour la tournée de lancement de l'album, la recette d'un soir servira ainsi à bâtir un établissement en Guinée Conakry."

Tiken en a déjà trois à son actif, en Côte d'Ivoire, au Mali, au Burkina Faso. Récemment, il s'est rapproché du Pnud et des Nations unies pour soutenir la réhabilitation d'un lycée d'Abidjan. A Bamako, les enfants lui disent déjà merci. Dès que sa Coccinelle jaune, rouge et verte vient à passer, ils agitent les bras et crient son nom. "Mon rêve, mon grand rêve, c'est de pouvoir construire une école dans chaque pays africain. L'avenir passe par l'éducation. Quand on alphabétisera les gens, ils cesseront de voter pour un candidat contre 2 000 francs CFA ou un T-shirt."

Le coeur de sa "révolution africaine" : un gros chantier, plus difficile à obtenir que le goudronnage de sa rue.

Francis Dordor

Album : African Revolution (Barclay/Universal)



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