Par Lesly Péan
À un moment où l’interrogation sur le devenir haïtien est au centre des débats, ces bonnes feuilles peuvent servir d’aiguillon à la réflexion. Nous publions des extraits de l’ouvrage Entre Savoir et Démocratie — Les Luttes de l’Union Nationale des Étudiants haïtiens sous le gouvernement de Duvalier qui sort chez Mémoire d’Encrier à Montréal à l’occasion du 50e anniversaire de la plus grande et la plus longue grève de l’histoire d’Haïti déclenchée le 22 novembre 1960. Plus de 450 pages avec quatorze des acteurs qui ont écrit ces jours de la résistance du mouvement social. Ces bonnes feuilles sont publiées en deux parties.
Première partie
Un mouvement qui dépasse le simple renversement de gouvernement
Au moment où, à la fin des années 1950, l’Union nationale des étudiants haïtiens (UNEH) prend la relève de la FEUH, le mouvement estudiantin a déjà une expérience pratique de l’activisme politique et a une confiance extrême dans l’efficacité de la grève générale. La grève de 1960-1961 que l’UNEH va déclencher dans un dangereux bras de fer avec le pouvoir va sérieusement secouer l’édifice duvaliériste, sans toutefois le mettre en péril. Une grève dont la répression, « avec son cortège d’emprisonnements, de bastonnades, de défections et de trahisons [1] », a fait éclore la carrière politique des Roger Lafontant, Robert (Bob) Germain, Rony Gilot et autres briseurs de grève, tout en mettant fin au rêve d’une jeunesse de se projeter dans l’avenir. Mais aussi un mouvement qui a fait flotter les drapeaux du civisme, du courage, de la solidarité, de la générosité et des aspirations positives. Un mouvement qui a voulu aller plus loin que le simple renversement d’un gouvernement, pour s’attaquer plutôt à renverser des idées préconçues sur le bien et le mal, le faux et le vrai, le juste et l’injuste.
À travers la chronique des faits qui ont ponctué ces quatre mois d’affrontements douloureux au cours desquels les étudiants ont fortement secoué la structure gouvernementale, nous nous proposons de reconstituer le déroulement d’une des luttes les plus progressistes et les plus périlleuses jamais menées par le mouvement estudiantin en Haïti. Pour tenter de rester fidèle à la trame de ces événements, nous retracerons d’abord le contexte des luttes démocratiques dans le secteur de l’enseignement avec la création de l’Union Nationale des maîtres de l’enseignement secondaire (UNMES). Nous présenterons ensuite l’énoncé des doléances et des aspirations des étudiants. C’est d’ailleurs dans la défense de leurs droits imprescriptibles, à travers la gestion de la défense de leurs camarades arrêtés, que leur activisme devient un événement. Puis, nous verrons de quelle façon certains acteurs de cette période ont interprété ces événements et en ont fait ressortir le caractère et la consistance. Enfin, nous profitons pour rendre un hommage à un frère consanguin, tout en recollant les bribes de l’histoire de la résistance d’une génération qui voulait qu’Haïti soit un pays de droit.
À la fin de Les mots et les choses, Michel Foucault annonce la mort de l’homme qui « s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable. » La destruction écologique en Haïti, où la surface végétale s’est réduite au point de ne couvrir maintenant que 2 % du territoire, semble donner raison à Foucault, du moins en ce qui concerne la mort de la nature, étape annonciatrice de la mort de l’homme. Ce système écologique dominateur consacre la rupture entre l’homme et la nature et propage la mort. Cette incohérence est exprimée ainsi par Délira, le personnage du roman Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain : « Nous mourrons tous, disait-elle, les bêtes, les plantes, les chrétiens vivants ». Roumain et ses camarades essaieront de construire un autre système d’écologie politique avec des réseaux sociaux et mentaux capables de protéger l’environnement. Cette construction passait par la mort d’une certaine idée de l’homme haïtien et par la naissance d’un homme nouveau capable de produire d’autres territoires et d’autres institutions pour monter à l’assaut des citadelles d’iniquité.
Mettre hors de l’eau le nouveau visage dessiné sur le sable
La création de l’Union nationale des étudiants haïtiens (UNEH) constitue un moment important de ce mouvement d’écologie politique qui cherche à réaliser la mort programmée du vieil homme haïtien. L’UNEH renvoie à un univers de valeurs qui vise l’émancipation réelle des vivants et l’affranchissement face à la confusion instaurée par le pouvoir duvaliériste. En soutenant les luttes démocratiques des enseignants amorcées par l’Union Nationale des membres de l’enseignement secondaire (UNMES), l’UNEH les prend au pied de la lettre pour mettre en avant leur contenu significatif et leur donner écho.
Les luttes de l’UNEH constituent d’abord une critique de la politique de l’enseignement et de l’éducation qui, selon elle, est déconnectée de la société et de l’économie. En tant qu’agents de la modernité, les étudiants constituent une force dynamique qui appelle au changement. Leur prise de conscience est susceptible de conduire au changement des processus en vigueur dans la société, mais aussi à de nouvelles façons de faire et de penser. Professeurs et étudiants viennent révéler que la crise de l’enseignement ne peut pas être traitée séparément des problèmes sociaux, politiques et économiques qui affectent Haïti et, par conséquent, en appellent à un changement fondamental pour désenclaver la pensée haïtienne et la diriger vers une réflexion qui sorte de l’arbitraire et qui appuie la promotion des libertés dans tous les domaines.
Les aspirations de l’UNEH à un savoir de qualité et à une démocratie politique rentrent en collision avec la rationalité dictatoriale du gouvernement de François Duvalier. Les tontons macoutes prennent d’assaut la citadelle du savoir en imposant leurs étudiants dans les écoles et universités. Éléments déclencheurs de la dégradation et de la clochardisation du système éducatif. Dans ce haut lieu de la modernité qu’est l’université, les étudiants de l’UNEH revendiquent une organisation du savoir loin des illusions de la pensée noiriste culminant dans la débilité duvaliériste. Une voie sans issue. L’UNEH a défini dans les revendications l’université comme lieu privilégié pour la recherche et l’innovation, en vue de la transformation du pays. Refusant d’accepter de trembler devant les tontons macoutes, les étudiants appellent à un renouvellement de l’organisation de la cité, avec comme objectif ultime celui des pratiques de conception de la vie politique et du pouvoir. Les revendications ne sont pas présentées comme une fin en soi mais comme un point de départ.
Pour construire cette démocratie, ils veulent s’appuyer sur les savoirs scientifiques mais aussi sur le savoir politique des citoyens. C’est dans le travail de repositionnement de l’université entre savoir et démocratie que les étudiants lancent la grève du 22 novembre 1960 pour libérer leurs camarades arrêtés par la gestapo duvaliériste. Cette grève a mis fin au mirage que le duvaliérisme avait projeté afin de séduire les incrédules. Cette réponse à la terreur a été trahie et l’appel insurrectionnel n’a pas trouvé de réponse. Pour étendre le désert dans l’espace haïtien, le duvaliérisme a distillé le désir éperdu du pouvoir noiriste. La descente de la nuit sur Haïti s’est concrétisée. De la corruption des institutions à celle de la citoyenneté.
Les étudiants de l’UNEH ont su montrer ce qu’être citoyen veut dire. En exprimant leur solidarité vis-à-vis de leurs camarades emprisonnés, c’est une autre construction ontologique qui entre en jeu. Le savoir citoyen, soit la responsabilité envers l’Autre, est la condition sine qua non de la modernisation de l’action publique. L’élimination des entraves à la pluralité des savoirs exige la diffusion de cette responsabilité à partir de l’écriture de la grammaire symbolique des compétences. L’expérience de révolte des étudiants de novembre 1960 invite à des discussions de fond. Car la société haïtienne traverse encore le désert aujourd’hui cinquante ans après. Sous le soleil torride de la précarité. Sous la pluie des cyclones. Sous les débris du séisme du 12 janvier 2010. Sous les rebuts des aventuristes occultes qui trahissent les intérêts nationaux et populaires. La résistance active et intelligente des étudiants de l’UNEH contre le fascisme duvaliérien est l’une des plus belles pages de notre histoire contemporaine. D’où la nécessité d’approfondir cette expérience afin de mettre en échec les mensonges d’un système qui demande de s’accommoder d’un présent lamentable.
À la suite de leur premier congrès de mai 1960, la lutte des étudiants de l’UNEH prend son envol avec la correspondance adressée au parlement haïtien en date du 17 juin 1960. À cette époque, Duvalier prend des dispositions pour caporaliser les membres du parlement afin qu’ils ne puissent pas élaborer de lois ou de directives fondamentales, mais qu’ils se conforment plutôt aux préférences de Duvalier et des acteurs de la communauté internationale et des bailleurs de fonds. La prise de décision politique ne dépend alors plus du gouvernement et de son dirigeant, mais de la communauté internationale [2] qui s’arrange, par tous les moyens, pour avoir le dernier mot.
Ainsi, l’organisation d’élections présidentielles n’aboutit pas nécessairement à la stabilité politique. C’est surtout le cas quand la fraude est au rendez-vous et que les résultats ne sont pas fiables. Le bourrage des urnes pour François Duvalier le 22 septembre 1957 a ouvert une période d’instabilité et d’absence de légitimité pour le nouveau gouvernement. Ne pouvant corrompre ses adversaires en leur offrant des postes gouvernementaux, le gouvernement Duvalier va immédiatement opter pour la répression et tenter de trouver une certaine stabilité. Il s’agira d’éradiquer les consciences, de faire perdre aux Haïtiens tout sens des responsabilités historiques en introduisant la torpeur et la peur dans toutes les couches de la population. La paix des cimetières est donc inscrite dans le mouvement qui utilise la corruption et la fraude pour pérenniser l’ordre établi. L’effet direct du coup d’État électoral a été d’orienter la stratégie du gouvernement Duvalier vers l’engagement de fonds pour la sécurité intérieure, au détriment des secteurs sociaux (justice, éducation, santé, infrastructure).
Prendre le pouvoir par la fraude électorale aboutit donc de manière presque inévitable à l’instauration d’un gouvernement dictatorial. Le coup d’État électoral de François Duvalier n’échappe pas à cet ancrage délibéré dans l’arbitraire et le prix payé pour se maintenir au pouvoir s’accompagne de la nécessité, pour le nouveau gouvernement, de mettre la priorité absolue sur sa sécurité. Cette orientation provoque la résistance des étudiants de l’UNEH, qui y voient un tort fait à leur avenir au moment où ils expriment, dans leur correspondance aux Chambres législatives en date du 17 juin 1960, leurs doléances en neuf points dont la construction d’une cité universitaire de 500 chambres, de laboratoires, d’une bibliothèque et d’un restaurant.
Mais l’éducation n’est pas une priorité pour le gouvernement, qui n’y consacre que moins de 1 % du produit intérieur brut (PIB), tandis que les autres pays de la Caraïbe y consacrent tous à peu près 5 %. Le pays affiche donc un taux élevé d’analphabétisme (85 %), alors que la part du lion du budget national, soit 28 % ou encore 10,6 millions de dollars, va à la sécurité publique et à l’armée. Des 19 millions de gourdes qui vont au département de l’Éducation nationale, seulement 1 % est mis à la disposition des 1 200 étudiants et des 200 professeurs d’université. À cette époque, près de 45 % des étudiants sont inscrits en médecine et pharmacie et souvent les diplômés s’expatrient. Les conditions difficiles en milieu rural et le salaire de 250 dollars par mois que gagnent les médecins ont produit l’exode des 200 médecins diplômés au cours de la période 1950-1960 [3].
Le gouvernement de Duvalier a profité de la structure archaïque de la société haïtienne encouragée par un système éducatif dans lequel l’inadéquation entre l’offre d’éducation et la demande (les besoins du développement national) est la règle. Le professeur Max Chancy signale ainsi, dans un ouvrage de 1970, les contradictions du système éducatif haïtien :
« Les anciens préjugés contre le travail manuel, alliés aux conditions dans lesquelles s’est développée la vie économique du pays, ont favorisé de façon incroyable cette prédominance de la formation littéraire en Haïti. C’est ainsi qu’à l’Université d’Haïti en 1968, sur les 1527 étudiants inscrits, plus du tiers, 549, étaient à la Faculté de droit alors que l’effectif de l’École d’agronomie représente 1/39 de l’effectif global – 40 étudiants – moins que l’école de théologie – 46 étudiants. Haïti n’a formé en 35 ans que 200 agronomes alors que chaque année environ 100 étudiants reçoivent leur diplôme de licencié en Droit [4]. »
La destruction de l’intelligentsia et l’identification au nazisme
Duvalier ne voulait pas d’une politique éducative trop élaborée qui aurait pu produire des citoyens en mesure de balayer les poussières toxiques que son courant de pensée avait mis dans les esprits. Mais il n’a pas non plus basculé un beau matin dans une chasse aux intellectuels progressistes. Son combat ininterrompu contre l’excellence remonte toutefois aux années 1932-1940, quand il écrivait des textes grotesques prétendant que « la sentimentalité conditionne toutes les activités du Noir [5]. » Un vrai charabia dénoncé par de vrais intellectuels qui, à l’instar d’Antonio Vieux ou de Jacques Stephen Alexis, parlaient de Duvalier comme d’un « boucanier de la culture [6] » ou encore considéraient les partisans du mouvement des Griots comme des « folkloristes bêlants [7]. »
En reprenant les théories racistes de l’idéologue nazi Alfred Rosenberg, Duvalier a perverti le vaudou en prétendant être le dépositaire des lourds secrets de ce culte. Il a affirmé qu’il en tirait le « vitalisme mystique » qui désignerait l’essence de la race en Haïti. Dans ce sillage, qui prend la race comme unité de référence, Duvalier se veut le porte-drapeau intellectuel et fédérateur des aspirations de la classe moyenne noire. Il le dira lui-même : « Il jaillit de la matrice de la race un de ces leaders qui, dans leur équation personnelle, synthétisent la conscience de cette collectivité [8]. » Tous les intellectuels avisés prendront leur distance vis-à-vis de l’approche mystique de Duvalier et de sa bande. L’école des Griots de Duvalier, qui remonte à la période 1932-1940, réunit un groupe de penseurs parmi lesquels se trouvaient entre autres Lorimer Denis, Louis Diaquoi, Carl Brouard, Clément Magloire Fils, René Piquion et Kléber Georges Jacob. Sous prétexte de trouver une doctrine sociale authentiquement haïtienne, ils ont en commun adopté et propagé les thèses racistes de Georges Montandon en Haïti. Ils ont soutenu que les Haïtiens possédaient des particularités sociales, psychologiques et culturelles spécifiques découlant de leur origine africaine, et que le caractère singulier résultant de ces particularités demandait la formulation d’un système politique dictatorial et autoritaire dans lequel sont absents les éléments tels que la liberté de la presse, les élections libres, l’opposition constitutionnelle et les principes démocratiques. L’école des Griots a disséminé ses idées autour des années 1930 dans un certain nombre de publications dont L’Action Nationale, Haïti Journal, La Relève, L’Assaut, Le Nouvelliste. Elle recevra le soutien de Gérard de Catalogne dans la production d’un fascisme créole adapté aux conditions haïtiennes. Le moteur de ce fascisme sera la création d’une mystique pour mobiliser la jeunesse haïtienne et créer de nouvelles élites professionnelles [9].
Né au Cap-Haïtien au tournant du XXe siècle, Gérard de Catalogne fait ses classes en France, alimenté par le royalisme et la pensée ultraréactionnaire. Disciple de Charles Maurras, ardent défenseur de l’Action Française, Gérard de Catalogne brave vents et marées pour implanter les théories fascistes en Haïti. Pétri de cette idéologie d’extrême droite opposée aux idées démocratiques, Gérard de Catalogne expose ouvertement ses intentions : « Nous ne croyons ni aux droits des peuples, ni aux Droits de l’homme, qui représentent dans le ciel des nuées, des abstractions illogiques [10] … » Il explique aussi que « celui qui dirige les affaires publiques doit rester parfaitement indifférent aux soubresauts d’une multitude souvent inconsciente et toujours ignorante [11] ». Gérard de Catalogne sera de tous les gouvernements jusqu’à celui de François Duvalier et sera le guide spirituel de la révolution duvaliérienne [12]. Pour monopoliser la parole et entraver la compréhension de tout phénomène macro-sociologique, Duvalier décide d’éliminer tous les intellectuels qui ne partagent pas sa théorie énoncée dans son ouvrage Le problème des classes à travers l’histoire d’Haïti. Cet ouvrage, composé d’articles écrits par François Duvalier et Lorimer Denis au cours des années 1946-1947 dans le journal Chantiers, constitue, selon leur disciple Rodolphe Dérose, « le Mein Kampf haïtien de la Nouvelle Période inaugurée depuis le 22 octobre 1957 [13] ». On peut ainsi se faire une idée de la conception nazie et/ou fasciste [14] qu’avaient les brigands de Duvalier de la conduite du pays. Rodolphe Dérose avait probablement entendu Duvalier déclarer que « Hitler fut un grand homme incompris comme moi [15]. »
Mais l’influence du nazisme ne s’arrête pas là. Le slogan duvaliériste « Un seul peuple ! Une seule patrie ! Un seul chef ! » n’est que la traduction française du slogan nazi « Ein Volk ! Ein Reich ! Ein Führer ! » de Hitler. Duvalier était pétri d’hitlérisme au point qu’il référa ouvertement à Gœbbels dans une dédicace faite en 1957 à son ami Antoine Rodolphe Hérard, son propagandiste de la station Radio Port-au-Prince. Il écrivit : « Au Gœbbels de la campagne électorale de 1957, mon ami de toujours Antoine Rodolphe Hérard [16] ». On ne s’étonnera donc pas que Morille Figaro, secrétaire d’État de l’Intérieur, parle de Duvalier comme du « Führer » et que le « SD » (Service de dépistage) soit ainsi nommé d’après le SD hitlérien. On peut aussi comprendre la confusion actuelle quand on sait que le ronron épistémologique duvaliériste des manuels scolaires a servi, pendant plus d’un demi-siècle, à formater les jeunes esprits et à leur faire ânonner les thèses noiristes de l’école des Griots. Et quant aux moins jeunes qui ne voulaient pas internaliser la bêtise, Gérard de Catalogne, dans le quotidien Le Jour, avait proposé dès le 12 novembre 1957 de débarrasser le pays de ces indésirables.
Les thèses noiristes de l’école des Griots alimentèrent les pulsions destructrices des brigands dès 1946. Dix ans plus tard, en 1957, les candidats noirs se braquèrent, puis se coalisèrent, donnant ainsi la victoire à François Duvalier. De toute façon, Duvalier n’avait cessé de tisser sa toile dans l’armée au point où cette dernière sera divisée en deux factions (Léon Cantave contre Pierre Armand) sur la question de couleur. Cette bible du noirisme politique bétonne les principes qui rendront impossible toute distinction entre la croyance vraie et la croyance tenue pour vraie concernant les Mulâtres et les Noirs dans la société haïtienne. Les historiens noiristes, en se voulant les nouveaux gestionnaires de la mémoire nationale, orientent l’opinion dans des directions précises et définissent des règles qui donnent une légitimité à leurs interventions dans le débat politique. On reconnaîtra ici comment les factions rivales renvoient aux pratiques théoriques qui leur sont propres, chacune dans ce que Michel Foucault a appelé son « régime de vérité » :
« Chaque société a son régime de vérité, c’est-à-dire les types de discours qu’elle accueille et fait fonctionner comme vrais ; les mécanismes et les instances qui permettent de distinguer les énoncés vrais ou faux, la manière dont on sanctionne les uns et les autres ; les techniques et les procédures qui sont valorisées pour l’obtention de la vérité ; le statut de ceux qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai [17]. »
Face à la « vérité » mulâtriste renforcée par l’occupation américaine de 1915 à 1946, le noirisme affirme sa « vérité » en établissant son propre système de pouvoir avec ses dispositifs d’exclusion et de domination ainsi que ses effets de subjectivation. En marquant des points dans les milieux intellectuels des classes moyennes, Duvalier et sa bande ont pu convaincre les militaires noiristes que le pays ne devait pas se laisser faire et avaler la pilule d’un président mulâtre. La marchandise du noirisme est manipulée avec dextérité, car les idéologues du gouvernement argumentent qu’ils ont des mulâtres et gens au teint clair dans leurs rangs parmi lesquels Frédéric Duvignaud, Fritz Saint Thébaud, André Théard, Jean Magloire, Marc Charles, Arthur Bonhomme, Rindal Assad, André Simon, Auguste Denizé, Lucien Chauvet, Jules Blanchet, Paul Blanchet, Maurice P. Flambert, Karl Bauduy, Pierre Merceron, France Foucard Saint Victor, etc. La vérité est que la l’idéologie duvaliériste se porte comme un charme en septembre 1957 et que c’est le noirisme qui gagne à la ligne d’arrivée. Laminée par la question de couleur et ballottée entre les quatre principaux candidats aux élections de 1957, la gauche haïtienne est en convalescence à la prise du pouvoir par Duvalier. Duvalier représente l’archétype de ce que Jacques Stephen Alexis nomme le petit bourgeois aigri ayant la nostalgie de salons où il n’est pas invité [18], combattant les vrais intellectuels susceptibles d’utiliser leur connaissance contre son pouvoir. C’est donc à partir de ses représentations antérieures qu’une fois au pouvoir il énonce le discours terrifiant de « bat yo nan tèt » (frappez-les à la tête), car il avait peur des vrais intellectuels qui le disqualifiaient et proposaient pour Haïti une autre direction et une autre gestion. Appliquant sa théorie farfelue que les intellectuels des classes bourgeoises et moyennes constituent le sommet de la pyramide sociale, suivis « par la bourgeoisie, la classe moyenne, le prolétariat urbain, et enfin la grande masse rurale [19] », Duvalier passe la corde au cou de tous ceux qui lui font ombrage, mais aussi à certains de ceux qui l’ont hissé au pouvoir. Il concentre ainsi sa répression sur l’intelligentsia, afin d’avoir les mains libres pour engourdir les esprits de la jeunesse et les enfermer dans un étau. Pour se protéger contre l’intelligentsia, Duvalier décide de les tenir à distance. Ceux qui échappent à la mort ou à la prison doivent partir. Pour débarrasser le pays des étudiants diplômés de l’École normale supérieure, considérés comme des menaces imminentes pour le gouvernement, René Piquion, nommé doyen par Duvalier de 1961 à 1981 et intraitable défenseur du régime, ne trouvera pas mieux que de dresser une liste qu’il enverra au bureau du recrutement des Nations Unies pour l’Afrique afin qu’ils soient embauchés. Pour pouvoir agir sans restriction aucune, la dictature met une distance maximale entre elle et tous ceux qui sont perçus comme des êtres de conscience. La politique duvaliériste en matière d’éducation consiste à construire des bâtiments tout en éliminant les professeurs compétents.
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* Economiste, écrivain
[1] Eddy Cavé, De mémoire de Jérémien. Ma vie, ma ville, mon village, Éditions CIDIHCA, Montréal, 2009, p. 20.
[2] Jurgen Habermas, « Scientifisation de la politique et opinion publique », La technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973.
[3] W. Brand, Impressions of Haiti, Mouton & Cie, The Hague, 1965, p. 55.
[4] Max Chancy, « Éducation et développement en Haïti », dans Emerson Douyon, Culture et développement en Haïti, Editions Leméac, Montréal, Canada, 1972, p. 145.
[5] Le Nouvelliste, P-au-P, 30 septembre 1935, repris dans Œuvres essentielles, troisième édition, Presses Nationales d’Haïti, tome 1, p. 53.
[6] Jean Florival, Duvalier. La face cachée de Papa Doc, Mémoire d’encrier, Montréal, 2007, p. 103.
[7] Bernard Diederich, Le prix du sang, Éditions Henri Deschamps, P-au-P, Haïti, 2005, p. 140.
[8] Lorimer Denis et François Duvalier, Le problème des classes à travers l’histoire d’Haïti, Imprimerie de l’État, P-au-P, Haïti, 1959, p. 19-20.
[9] Les thèses principales de Gérard de Catalogne sont développées dans son ouvrage écrit en 1939 intitulé Haïti devant son destin.
[10] Gérard de Catalogne, Haïti devant son destin, Imprimerie de l’État, P-au-P, Haïti, 1939, p. X.
[11] Ibid., p. 233.
[12] Le président Duvalier confia à Gérard De Catalogne la responsabilité de réaliser l’édition de ses Œuvres essentielles. Gérard de Catalogne ne se contenta pas d’examiner et de corriger les travaux des comités qui travaillaient à cette tâche. Il congédia d’abord le Comité des recherches composé de MM. Vianney Dennerville, André Bistoury, Lamartinière Adé, René Mompoint et Morille Figaro. Puis, il fit de même avec le Comité de coordination composé de MM. Paul Blanchet, Léonce Viaud, René Chalmers, Max Antoine, Hénock Trouillot, Jacques Oriol et Jean Montès Lefranc. Il leur reprochait leurs intrigues et manigances ainsi que leur faible capacité de travail. Il y mit tant de son style personnel que les trois tomes des Œuvres essentielles de François Duvalier portent les titres des trois parties son ouvrage Haïti devant son destin c’est-à-dire « Éléments d’une doctrine », « Une nation en marche » et enfin « Les théories au pouvoir ».
[13] Rodolphe Dérose, « Le problème des classes à travers l’Histoire d’Haïti ou une Doctrine de Gouvernement », Le Jour, P-au-P, Haïti, 10, 12, 22 et 24 novembre 1958. Ce texte a été repris en guise de postface à la 3e édition de l’ouvrage Le problème des classes à travers l’histoire d’Haïti, Imprimerie de l’État, P-au-P, Haïti, 1959.
[14] Dans les premiers jours après sa prise de pouvoir par les élections frauduleuses du 22 septembre 1957, Duvalier ne perdit pas de temps pour conférer avec l’ancien président Sténio Vincent, alors âgé de 89 ans, qui lui conseilla vivement d’engager immédiatement Frédéric Duvigneaud, l’ancien protégé de Mussolini en 1940, comme secrétaire d’État de l’Intérieur et de la Défense Nationale.
[15] Gérard Pierre-Charles, Radiographie d’une dictature, Éditions Nouvelle Optique, Montréal, Canada, 1973, p. 97.
[16] Le Nouvelliste, 3 janvier 1969 et Le Nouveau Monde, 26 avril 1971, cité dans Jacques Barros, Haïti de 1804 à nos jours, Tome II, L’Harmattan, Paris, 1984, p. 566.
[17] Michel Foucault, « Entretien avec Michel Foucault » (1977), Dits et écrits, Tome III, Gallimard, Paris, 1994, p. 158.
[18] Jacques Stephen Alexis, « La main dans le S.A.C. », Le Nouvelliste, P-au-P, 11 mars 1958.
[19] Lorimer Denis et François Duvalier, Le problème des classes à travers l’histoire d’Haïti, op. cit., p. 102.