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En finir, de Francis Cohen (par Anne Malaprade)

Par Florence Trocmé

Cohen enfinir_couv En finir pourrait commencer avec La Délie de Maurice Scène et Moriendo de Roger Laporte : il constitue une sorte de journal de lecture qui accompagne, commente et poursuit ces deux œuvres. Le titre a également des échos beckettiens : Fin de partie s’ouvre sur cette réplique de Clov, « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. (Un temps). Les grains s’ajoutent aux grains, un à un, et un jour, soudain, c’est un tas, un petit tas, l’impossible tas. » Un peu plus loin, Hamm déclare, excédé : « Vous n’avez pas fini ? Vous n’allez donc jamais finir ? (Soudain furieux.) Ça ne va donc jamais finir ? » En finir pourrait bien s’écrire avec un point d’interrogation… 
Quelque chose suit son cours, qui ne finit pas lorsque le livre est refermé, et l’indétermination touche peut-être ici le moment où la lecture devient écriture, redoublé en écriture toujours à lire et relire : je vous continue mes lectures. À savoir : j’écris sur vous, j’écris avec et entre vous, j’écris parmi vous, je lis contre votre écriture, je lis au sein de vos livres, je lis dans vos écrits. Il s’agirait de saisir ce point de fuite et de bascule qui fait passer d’une activité à une autre. Comment, invisiblement, la lecture exige de se poursuivre en écriture ? Comment, manifestement, l’écriture ne peut s’envisager qu’à partir d’une lecture ? Mais y a-t-il interruption entre ces deux pratiques, voisines, jumelles, siamoises peut-être, en miroir très certainement ? Ne constituent-elles pas un signe unique, celui de la littérature, dont le signifié et le signifiant ne peuvent être disjoints ? Se regarder dans le miroir de l’écriture et y voir une lecture ; se regarder dans le miroir de la lecture et y voir une écriture. Écrire regarde lire, lire regarde écrire. Cet ouvrage (dans ouvrage il y a ouvrir, ouverture) propose d’ouvrir le pronom indéfini en : En finir, c’est-à-dire explorer quelques-unes des énigmes qui génèrent la compacité d’un terme d’autant plus dense qu’il est courant et entre dans une expression figée. On en finit avec quelque chose de désagréable, avec une situation longue et embarrassante. On met un terme à sans pour autant finir ce qui a été commencé. On arrive à une solution. On se débarrasse de quelqu’un. Autant de définitions qui sont contredites par les fragments qui suivent et démentent ce titre impossible. Le livre n’en finit pas ni ne (se) finit. S’il est, par définition, fini, c’est-à-dire mené à son terme, c’est parce qu’il se matérialise sous la forme d’un texte publié. Seule la parution accomplit le geste d’écrire, alors que, nouveau point de bascule et d’infini, elle ouvre l’activité qui consiste à lire. 
L’ouvrage comporte trois moments, signalés par un, deux puis trois points noirs. Il s’achève sur un post-scriptum, puis une page de prose composée de trois paragraphes. Premier moment, donc, pour ne pas finir d’en finir : le verbe poursuivre est posé et redoublé. Il est l’allure et le tempo, le nœud d’une action en laquelle se réfléchissent l’écriture et la lecture. L’adresse à l’autre est permanente, le discours dialogique se matérialisant sous la forme d’une alternance entre deux typographies, la romaine et l’italique. Le système temporel est le passé. Un questionnement tourne autour de cette hypothèse : je lis, suis-je donc ? Mais ces interrogations paraissent assourdies par l’emploi de parenthèses qui encadrent la ponctuation — ( ?) —, de même que l’emploi de verbes à l’infinitif neutralise l’ancrage temporel. Lire semble une activité flottante qui intensifie la vie tout en la menaçant. Le deuxième moment de l’ouvrage reprend la série des infinitifs qui s’essaie à décrire ce que lire veut dire, et ce jusqu’à l’inscription, c’est-à-dire l’écriture. Cette fois ce sont les participes présents qui donnent l’impression que lire n’a ni début ni fin, comme s’ils fictionnaient un présent, une présence ininterrompue à l’Autre. Mais l’enquête sur la lecture est loin d’être finie puisqu’un troisième moment expose la douleur de lire, sa nécessité, son devoir. Lire creuse, affaiblit et déconstruit l’identité corporelle. Le verbe pénétrer, plusieurs fois employé, dit ce silencieux outrage, qui invite les ombres à peupler les pages. Un post-scriptum nous invite ensuite à relire ce qui précède comme les fragments d’une lettre morcelée. Le double inversé d’En finir s’impose : « poursuivre », ordre, désir ou loi ? Reprise du titre, par la suite, qui lie cette expression à un devoir exigeant : « En finir, /contraint/à ». Puis, isolé, l’adjectif « nonpareil ». Ce dernier signifie inégalable, unique, d’une beauté singulière. On peut se demander s’il ne qualifie pas la perfection à laquelle est contrainte celui qui s’engage dans la lecture, et dans sa poursuite, qui la renverse en écriture. Pour finir sans en finir, une page de prose met au point une syntaxe inédite qui renoue, cependant, avec le siècle de Maurice Scève. La « chose » dont il est question, et qui est prise en charge par la « main », désigne sans doute l’activité d’écrire par laquelle la douleur de lire se subsume en « douceur ». De même que la voix lue devient, dans l’écriture, une voie visible. En finir avec une lecture, mais pour retrouver dans l’écriture le vertige de la perte, qui toujours renoue avec la lecture.   
 
Anne Malaprade
 
 
Francis Cohen, En finir, Éric Pesty, 2010, 9 euros.  
 
 
 


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