Annamarie Beckel
Guy Saint-Jean éditeur
186 pages
Résumé:
En 1542, lors d'une traversée en bateau vers la Nouvelle-France, Marguerite de la Roque de Roberval, une jeune noble française, s'éprend d'un pauvre soldat. Jean-François de Roberval, le commandant de l'expédition et responsable de la jeune fille, est si outré par le comportement scandaleux de sa nièce et le déshonneur qu'elle apporte à la famille qu'il décide de l'abandonner, avec sa dame de compagnie et son amant, sur l'île des Démons. Ce bout de terre inhospitalier, aride et sauvage, situé quelque part près de Terre-Neuve, porte bien son nom; l'enfer ne pourrait être plus cruel. Huit cent trente-deux jours se sont écoulés à l'arrivée des pêcheurs bretons qui recueillent Marguerite, le visage hâlé et les yeux éteints, pour la ramener en France...
Mon commentaire:
Personnage plutôt méconnu de l'histoire, Marguerite de la Roque de Roberval était une noble française, orpheline, prise en charge par son tuteur, son oncle Jean-François de Roberval. Vice-roi du Canada, Roberval s'embarque pour la Nouvelle-France en 1542. Avec lui, il amène Marguerite, quelques nobles et 200 criminels. Sur le bateau, Marguerite tombe amoureuse d'un jeune soldat, noble mais pauvre. Ce qui ne fait pas du tout l'affaire de son tuteur. Lorsqu'il constate que le jeune couple s'est lié, il abandonne sur une terre aride Marguerite, le soldat Michel et la dame de compagnie Damienne. Un sévère châtiment pour une jeune femme qui n'a connu qu'une vie paisible et la richesse de la cour.
Les documents sur Marguerite de Roberval sont assez rares, surtout en français. Après ma lecture j'ai eu envie de me documenter un peu plus, mais je n'ai moi-même pas trouvé grand chose sur cette femme. L'auteure, Annamarie Beckel, a principalement utilisé les travaux de Elizabeth Boyer (A Colony of One: The History of a Brave Woman) pour écrire son roman.
L'histoire qu'elle nous raconte commence seize ans après les faits. Marguerite est revenue en France amère et blessée. Elle vit pauvrement, dans une communauté d'Huguenots. Elle est seule. La semaine, elle fait la classe à un groupe de fillettes, à qui elle apprend la couture, le tricot et le latin. Un franciscain, cosmographe du roi, arrive chez elle et veut qu'elle lui raconte son histoire. Sous ordre du roi, elle se plie à cette épreuve douloureuse. Pour elle, Marguerite est morte. Elle raconte donc son histoire comme si elle parlait d'une autre femme.
Marguerite est hantée par ce qu'elle a vécu. Elle est hantée par les bruits de l'île, ces voix animales, endiablées, qu'elle entend. Par les corbeaux, aussi, qui sont partout. Par petites touches, elle entremêle le passé et le présent, elle fait le récit de moments clés de son aventure. Ceux-ci ressurgissent dans l'esprit de Marguerite alors qu'elle répond avec hésitation aux questions du franciscain, qui la perçoit comme une hérétique, une pécheresse.
L'écriture d'Annamarie Beckel est feutrée, intimiste. Le portrait qu'elle trace de Marguerite, son état d'esprit après les événements, est crédible. C'était une toute jeune femme lorsqu'elle a été abandonnée sur l'île. Elle venait de connaître l'amour, a connu la maternité dans des conditions abominables et a côtoyé la mort de trop près. Les détails sur lesquels se concentre le récit créent tout de suite l'atmosphère de l'île, mais aussi celle de la maison où vit maintenant Marguerite.
J'aime énormément ces romans qui puise dans l'histoire pour nous présenter des faits qui sortent de l'ordinaire. Le châtiment de Marguerite de Roberval était cruel. C'est un fait historique étonnant, qui ne fait pas du tout honneur aux hommes qui savaient où elle était et qui n'ont rien fait pour la secourir. C'est une femme hantée et surtout brisée par la folie des hommes qui a été retrouvée sur l'île. Elle s'est forgé une carapace au fil du temps pour se protéger, mais on sent qu'elle se laissera peut-être approcher dans le futur, ce que laisse suggérer le roman. Le travail de création de l'auteur autour de ce personnage me plaît car elle a su puiser dans les sentiments qui pouvaient animer Marguerite après son retour en France.
J'ai beaucoup aimé l'écriture de Annamarie Beckel. C'est très intimiste, avec une certaine sensibilité qui me plaît et qui donne de l'ampleur au personnage. Beckel a écrit trois roman dont seulement Les voix de l'île a été traduit. Je souhaite que ses autres roman soient un jour disponibles en français. Dancing in the Palm of his Hand a pour sujet la chasse aux sorcières, alors que All Gone Widdun traite des amérindiens de Terre-Neuve, deux sujets qui me semblent bien intéressants.
Quelques extraits:
"Je cligne des yeux et hoche la tête, mais je ne peux chasser les images de dos ensanglantés, d'un corps noirci flottant sur les vagues. Je m'agrippe à l'appui de la fenêtre et je fixe les circonvolutions du verre jusqu'à ce que j'arrive à remplacer ces images par de l'herbe et des pâquerettes blanches qui ondoient au vent." p.50
"Damienne et Marguerite [...] priaient pour apercevoir des voilures blanches plutôt que des banquises. Marguerite priait toujours, en français et en latin. La grâce de Dieu. Misericordia Deus. Dieu demeurait silencieux, en français et en latin. Le silence. Silentium." p. 117
En complément:
On suppose que l'Île des Démons où Roberval abandonna Marguerite, est en fait Harrington Harbour, situé en Basse-Côte-Nord. La petite municipalité offre même la visite de la grotte où Marguerite s'abritait pendant son séjour forcé sur l'île.
On peut consulter le site web de l'auteur, Annamarie Beckel (en anglais).