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Ardoise, Philippe Djian, les auteurs de référence ne peuvent-ils être des femmes ?

Publié le 29 novembre 2010 par Petistspavs

"Raymond Carver avait tellement de choses à dire et il s'accordait si peu de mots pour les exprimer. On dirait de l'ivoire. Pour bien comprendre, il faut être en colère, ou profondément amoureux ou malheureux, enfin excité ou électrisé d'une manière ou d'une autre."

Ardoise
Cette phrase est, parmi d'autres, sortie du contexte d'Ardoise, le court ouvrage que Philippe Djian a consacré en 2002 aux écrivains qui, entre sa vingtième et sa trentième année, alors que l'envie d'écrire le prit lentement, mais surement, à la gorge, l'ont déniaisé et entraîné, dans le sillage de leur farandole de mots, à écrire. Il ne nous parle pas ici des "meilleurs" (selon lui) mais de ceux qui l'ont fait bouger. Citation : "La question n'est pas de savoir pour qui vous êtes prêt à donner votre vie, mais qui vous a bel et bien transpercé le cœur, qui vous a proprement taillé en pièces" (p. 9). La récente réédition d'Ardoise (non augmentée, quand le cœur est transpercé, c'est définitif) par 10/18 est pour moi l'occasion de vous inciter à lire ce texte court (127 pages dans l'édition Julliard d'origine) et totalement étranger à tout académisme littéraire, qui "me parle" avec une grande intimité parce que j'aime Philippe Djian, son personnage et ses livres, parce que je me sens avec cet auteur qui fit longtemps l'objet d'un rejet des professionnels de la profession (dont je ne suis pas) des passions communes que j'aimerais partager avec vous. Parce qu'il comporte une phrase qui énonce : "Il faut une bonne couche de mauvaise foi et d'aveuglement hystérique pour ne pas admettre que, par exemple, Brett Easton Ellis vaut largement Balzac ou que Murakami en impose à Zola". Alors tout va bien, lisez cet ouvrage écrit avec le cœur, les tripes et, souvent, une vraie foi en la littérature.

Sauf qu'il y a un hic. On m'a fait remarquer récemment une vérité qui m'avait totalement échappé, alors qu'elle devrait sauter à la figure comme une évidence : tous les écrivains qui ont "transpercé le cœur" du jeune Philippe et l'ont fait lui-même écrivain sont des hommes. Aucune femme n'a trouvé grâce dans ce Panthéon du cœur. Or, aussi déplaisante soit cette révélation, je dois admettre qu'il en est de même pour moi.

Je me suis interrogé et rendu compte que pour moi, qui ne suis pas écrivain (oui, je sais, vous l'aviez remarqué), c'est du pareil au même. Les auteurs qui m'ont formé sont des mecs. Je ne m'en étais jamais rendu compte (je ne m'étais pas posé la question). Au contraire, je m'enorgueillissais de lire nombre d'auteures, d'avoir consacré des rayons de ma bibliothèque à mes petites femmes écrivaines adorées. Qu'auraient été ces années récentes de lecture sans Joan Didion, Tony Morisson, Laura Kasischke (qu'il me plait tant d'avoir rencontrée, ne fut-ce qu'un instant, à l'occasion d'une lecture), Sophie Maurer (dont j'attends impatiemment le nouveau roman, qui est écrit, Sophie Maurer qui me valut autant de visite que le maillot de bain d'une célèbre nageuse dont je préfère oublier le nom) ? Quels émois littéraires sans Siri Hustvedt et récemment Rachel Kusk et Patti Smith et, plus lointaines, Albertine Sarrasin ou Christiane Rochefort, jusqu'à la découverte définitive de Janet Frame, Un ange à ma table ? La rentrée littéraire, certes dominée par Michel Houellebecq et Brett Easton Ellis (des mecs, mais sans excès) aurait manqué d'intérêt sans la découverte de Sofi Oksanen, la si belle auteure du si beau roman finlando-estonien, donc a priori exotique, Purge. Sa beauté intello-punk illustrera ce billet, comme il illumine depuis plusieurs semaines l'écran de mon ordinateur.

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Sofi Oksanen, auteur(e) de Purge

Elle est belle, non ? Et son style est encore mieux que son physique. Mais force est de constater que ces auteures (et je n'ai rien dit de George Sand, Marguerite Duras ou Françoise Sagan) ne m'ont pas "transpercé le cœur" à l'âge où celui-ci demandait à être transpercé. Mes "passeurs" furent des mecs... Je n'en suis pas plus fier que ça, mais je dois le constater.

Avant d'essayer deux ou trois mots d'explication embarrassée, je souhaite (ah, coquetterie masculine...) vous présenter, au risque de vous ennuyer, les auteurs qui, dans mes années d'apprentissage, m'ont définitivement vacciné l'esprit contre la pernicieuse influence des Musso ou Levy (Marc, pas BH) et autres branleurs des supermarchés du livre. En voici une liste simplifiée, avec ou sans commentaire, chaque auteur étant associé au livre (à plusieurs en cas d'impossibilité de choisir) qui m'a donné l'envie et le besoin de persévérer en lecture (et bien d'autres choses qu'il serait compliqué d'expliquer) :

Gustave Flaubert (Madame Bovary et L'éducation sentimentale) que je place au-dessus de tous (contrairement à Philippe Djian) et qui a réorienté le roman vers une modernité non encore dépassée. La vogue actuelle d'Emma Bovary aux États-Unis me réjouit sans réserve.

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André Breton (L'amour fou)

Georges Bataille (Le bleu du ciel, L'histoire de l'œil, Madame Edwarda)

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Roger Vailland (injustement oublié auteur de Le grand jeu, La fête, La truite)

John Dos Passos (USA)

William Faulkner (Impossible de choisir. Tout Faulkner me transforme en cendre)

Raymond Chandler (The long good bye, The big sleep)

Jean Cocteau (Les enfants terribles, Thomas l'imposteur)

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Richard Brautigan (difficile de choisir, peut-être Un privé à Babylone ?)

Boris Vian (L'écume des jours, L'automne à Pékin)

Philip K. Dick (Ubik, Le dieu venu du centaure)

Yasunari Kawabata (Kyoto et tellement d'autres)

Voilà, contrat respecté, j'ai pu citer 12 auteurs, tous des mâles, qui sont ceux et non d'autres parce que je ne les ai pas lus, ou lus plus tard, qui m'ont fait passer de l'état d'homme normal à l'état d'homme lecteur.  Je n'ai cité ni Zola qui m'a profondément réjoui (j'ai lu trois fois de suite Germinal et dans trois éditions différentes), ni Hugo qui m'a ébloui, ni Molière, que je relis tous les trois ou quatre ans (en choisissant soit les grandes comédies, soit les autres), ni Balzac, ni Steinbeck qui m'ennuient, ni Artaud qui m'a vrillé, ni Proust que je n'ai jamais lu (un jour, sans doute). Et je persiste à ne citer que des mecs...

Je n'ai pas mentionné non plus les Paul Auster, Jim Harrison, James Ellroy, David Peace, ni Houellebecq, ni Bret Easton Ellis vers qui je reviens constamment depuis des années, ni Philippe Djian, un des rares français contemporains dont j'ai à peu près tout lu, car les passeurs sont passés avant eux. Pas non plus le nom de ces écrivaines citées plus haut, les auteures vers qui je reviens et reviens également car, elles aussi, sont arrivées plus tard.

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A mon sens, les personnes de ma génération (qui se trouve être aussi celle de Djian) sont allés moins spontanément vers la littérature "de femmes" et l'ont découverte plus tardivement que la littérature "de mecs". Ça a été le cas notamment en raison de la moindre visibilité des auteures. Par exemple, si je n'ai pas un souvenir précis de la liste des ouvrages dont l'étude me fut imposée à l'occasion du BAC, la littérature de femmes était, au mieux, peu présente et les auteures qui auraient échappé à l'ostracisme des professeurs (femmes ou hommes), n'étaient pas forcément des plus séduisantes.

On se doit par ailleurs de noter que le nombre des romancières dont le nom nous était parvenu était anecdotique. Pour une Simone de Beauvoir qui s'assumait en tant que créatrice (presqu') égale à son cher Jean-Paul, combien d'Anaïs Nin, plus connue pour ses frasques avec Antonin Artaud ou Henry Miller, combien de Laure (sans nom), dont les écrits fussent célèbres parce qu'elle était la maitresse de Georges Bataille, combien de Lou Andrea Salomé, moins connue  comme romancière que comme arme fatale anti moustachu dyonisiaque ? Quant à Elsa Triolet, un silence vaut mieux que deux tu liras. Le machisme spontané de ma génération (sur le plan littéraire, j'entends) a donc quelques excuses. Tant il est vrai qu'être créatrice sans être hystérique, jusqu'à des temps pas très lointains, relevait de l'exception agaçante (Beauvoir en agaça plus d'un), sans parler de Mary Shelley, priée de s'en tenir à la publication posthume des œuvres obscures de son défunt mari, alors qu'elle était à l'origine d'un des plus beaux mythes du romantisme (Frankenstein et sa créature, bande d'ignares).

Un dernier argument me vient, qui vaut ce qu'il vaut. On entre en littérature, ou en lecture, entre 15 et 25 ans, à peu près. C'est l'âge d'autres découvertes, qui nécessitent des identifications puissantes, qui poussent à mettre des visages sur des fantasmes, à trouver chez l'autre l'expérience nécessaire à cimenter les morceaux de soi qui poussent dans tous les sens, et un morceau particulier qui pousse à aller de l'avant. La fréquentation d'un Je masculin peut, dans les tâtonnements pruritaires de l'adolescence, aider plus le grand garçon balourd à gratter son spleen acnéique, qu'un Je féminin. Vaillant, Breton, Cocteau ou Vian, dans leurs différences, me parlaient mieux à moi que Sagan, Rochefort ou Sarrasin, malgré le doux lancinement du côté du cœur qu'ont pu provoquer ces femmes merveilleuses.

Bon, pas terrible tout ça, un peu convenu, mais c'est ainsi. Ça m'intéresserait prodigieusement de connaitre votre sentiment, vous lectrices et lecteurs assidus et aiguisés qui me faites l'amitié de me lire parfois. C'est un truc de mec de faire sa formation avec des mecs, et les filles et femmes ont fait mieux ? Ce machisme de boutiquier est-il réellement générationnel ou, quand (je m'adresse à plus jeune que moi) on forme sa littéralité, on se tourne encore vers les écrivains dotés d'un pénis ? Ça me ferait vraiment plaisir que vous vous exprimiez, vraiment, vraiment.


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