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Une Justice indigne de son nom

Publié le 05 décembre 2010 par Amroune Layachi
Une Justice indigne de son nom

Une Justice indigne de son nom On assiste ces jours-ci à deux événements qui ont défrayé la chronique judiciaire et suscité au niveau de l’opinion joie et amertume à la fois. Il s’agit de la mise en liberté par suite d’acquittement de l’ex-PDG de la Compagnie nationale de navigation (CNAN), Ali Koudil et ses collaborateurs, impliqués dans le naufrage des navires le Béchar et Batna, d’une part, et d’autre part des cadres de l’entreprise de gestion touristique (EGT-Centre), dont le Président-directeur général Senni Salah Eddine est décédé en prison le 14 novembre dernier, soit deux semaines avant son acquittement.

La libération des cadres de la CNAN est intervenue après qu’ils aient passé près de six années en prison. Ces événements tragiques nous interpellent à plus d'un titre. Ils éveillent chez certains l’émotion certes, mais aussi la curiosité de savoir ce qui se passe dans ce secteur aussi mystérieux que vital et primordial qu’est la justice.

On décrit souvent les tares de la justice algérienne en la présentant comme une justice alibi, une justice aux ordres, une justice à 2 vitesses, une justice inopérante quand il s’agit des crimes du pouvoir.

En un mot, la justice algérienne est atteinte d’une maladie chronique semblable à celles affectant les systèmes totalitaires. Dans un État de non droit, la notion de justice est vidée de sa substance et totalement incomprise. Cette maladie est-elle innée ou acquise ? Elle est en partie innée et en partie acquise. Ce qui est inné s’explique par le fait que la culture, les conceptions et les mentalités issues de la révolution, vécues par nos frères aînés, enseignées et transmises aux générations de l’indépendance ne sont pas de nature à favoriser ni le respect, ni la compréhension du droit et de la justice dans le sens vrai du terme. Quant à la partie acquise, elle est due à certains comportements arbitraires et à une certaine législation scélérate introduite durant la décennie noire.

Il n’est donc pas étonnant si nous assistons aujourd’hui à des aberrations telles que la condamnation d’innocents, l’impunité des coupables, la torture, la mort et les tueries en prison, le prolongement de la garde à vue et de la détention provisoire au-delà des délais légaux, la lenteur des procès et bien d’autres pratiques en rapport avec une justice aux ordres, loin des droits et des libertés qu’elle est censée défendre.

L’indépendance de la justice est un principe fondamental inscrit dans toutes les constitutions algériennes, alors qu’il est constamment violé en pratique.

La première constitution de l’Algérie indépendante, élaborée en 1963, proclame en son article 62 : « Dans l’exercice de leurs fonctions, les juges n’obéissent qu’à la loi et aux intérêts de la Révolution socialiste. Leur indépendance est garantie par la loi et par l’existence d’un Conseil supérieur de la magistrature ».

La révolution socialiste ayant cessé d’exister, il reste l’obéissance à la loi seule, principe réaffirmé dans les textes des constitutions subséquentes.

« Le juge n’obéit qu’à la loi », affirment l’article 172 de la constitution de 1976, l’article 138 de la constitution du 23 février 1989 et l’article 147 de la constitution du 28 novembre 1996.

« Le pouvoir judiciaire est indépendant », disposent l’article 129 de la constitution du 23 février 1989 et l’article 138 de la constitution du 28 novembre 1996.

« La justice garantit à tous et à chacun la sauvegarde légitime de leurs libertés et de leurs droits fondamentaux », énonce l’article 164 de la constitution de 1976. Ce principe est repris par l’article 130 de la constitution du 23 février 1989, et 139 de la constitution du 28 novembre 1996 sous une autre formulation introduisant le mot « protège » : « Le pouvoir judiciaire protège la société et les libertés. Il garantit à tous et à chacun la sauvegarde de leurs droits fondamentaux ».

Ces principes ainsi que d’autres non cités par souci de concision, s’ils étaient régulièrement appliqués, seraient largement suffisants pour faire de la justice algérienne une justice idéale et de l’Algérie un État de droit.

Qui doit appliquer ces principes et pourquoi ne sont-ils pas appliqués ? Il incombe essentiellement aux magistrats de le faire et d’agir en sorte que la justice soit une véritable justice indépendante, gardienne des droits et des libertés comme l'exige la constitution.

Certes, les ingérences du pouvoir sont l’une des causes des dérives de la justice, mais ces ingérences, quelle que soit leur importance, ne dispensent pas les magistrats de leur responsabilité devant Dieu et devant le peuple à moins d’être dépourvu de conscience.

Ce sont les juges qui violent les textes, estime la plupart des juristes :

« Les magistrats algériens, civils et militaires, sont prompts à violer le texte et la norme, la forme et le fond, la proclamation et le principe, et souvent, leur propre jugement prononcé au nom du peuple algérien. Trop souvent, les accusés à tort ou par malchance sont aujourd'hui détruit quand même. Dés lors, face à des juges en service commandé, et avec des lois nationales - instruments, modifiables et interprétables à volonté dans le sens des ordres de mission donnés aux magistrats plus girouettes que boussole » [i]

Les juges, censés être indépendants, n’obéissant qu’à leur conscience et à la loi, sont soumis aux influences du ministère de tutelle, du DRS, des généraux et que sais-je encore ? Si on prend l’exemple d’une affaire pénale, n’importe laquelle, on peut constater des irrégularités à tous les niveaux. Toute la procédure repose sur un seul son de cloche. L’on n’accorde pas beaucoup d’importance à la manifestation de la vérité, les droits de la défense, s’ils ne sont pas carrément violés, ne sont pas entièrement respectés, ce qui conduit souvent à la condamnation d’innocents.

En principe, la recherche de la vérité n’a quasiment pas de limites dans un procès. Elle ne se réduit ni à l’enquête préliminaire, ni à l’instruction. Elle s’étend jusqu’au jugement et à l’appel. A telle enseigne que la loi autorise la révision d’un procès au cas où apparaît un fait nouveau de nature « à faire naître un doute sur la culpabilité du condamné ». C’est dire que les juges doivent s’entourer de toutes les garanties pour ne pas condamner un innocent. L’adage qui tend à devenir une règle juridique dit : Il vaut mieux acquitter un coupable que de condamner un innocent.

Or, en Algérie, l'objectif n’a jamais été la recherche de la vérité. L’enquête préliminaire menée par les agents et les officiers de police judiciaire (DRS, Police, Gendarmerie et autres), même obtenue par l’usage de moyens illégaux comme la torture, la violence, le chantage et autres formes de pressions et de contrainte, continue d’être considérée comme étant la pièce maitresse dans toute la procédure.

L’instruction presque toujours à sens unique, c'est-à-dire à charge vient souvent confirmer les faux rapports et les procès-verbaux établis par ces mêmes agents et officiers qui ont le feu vert naturellement de leurs chefs hiérarchiques et du parquet représentant, non pas la société comme on le prétend, mais le pouvoir. La chambre d’accusation, légalement habilitée à exercer un contrôle sur leurs activités et faire cesser ou limiter leurs abus, n’intervient et ne procède que très rarement à l’exercice de ce contrôle, malgré les multiples violations de la loi. Vous comprendrez que si le pouvoir veut casser un opposant, il suffit de le traîner en justice.

« Il n'y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l'on exerce à l'ombre des lois et avec les couleurs de la justice ». Montesquieu

Ce qui semble échapper aux magistrats est le fait que la justice représente en elle-même une force capable de s’opposer à celle du pouvoir pour l’empêcher d’exercer sa tyrannie et de violer la loi. La conscience de la confiance en soi et en la puissance de la justice que l’on doit servir et rendre au nom du peuple fait malheureusement défaut chez beaucoup de nos magistrats.

A l’origine de ce phénomène, on peut trouver différentes causes, notamment la peur, l’ambition, l’ignorance ou l’indigence spirituelle. La peur de l’uniforme s’est substituée à la crainte de Dieu. Le désir d’obtenir des avantages, des grades et des promotions rend le juge peu scrupuleux, insensible au devoir et l’incite à faire des concessions, accepter des marchandages sur les principes et les exigences de sa mission. L’indigence spirituelle aidant, il dévie facilement du chemin du droit, ou du droit chemin et devient l’adversaire de la justice, du droit, de la vérité et de sa propre personne.

J’entends par indigence spirituelle la cécité, l’aveuglement des cœurs selon les termes du Coran : « Ce ne sont pas les yeux qui s’aveuglent, mais, ce sont les cœurs dans les poitrines qui s’aveugles » s22 v146 ?? ??? ?? ???? ??????? ???? ???? ?????? ???? ?? ??????

Si les juges ne reçoivent pas les ordres de leurs supérieurs hiérarchiques sur la marche à suivre dans un procès, « ils font ce qu’ils pensent être la volonté du pouvoir » comme l’avait justement affirmé notre confrère Amar Bentoumi. Il en est même qui demandent l’avis ou le feu vert d’un général avant d’engager une procédure contre une personnalité. [ii]

Pendant la décennie noire, le peu de progrès réalisé en matière de droits et de libertés est battu en brèche par une sorte de législation de guerre qui a pris le droit en otage et dressé contre le peuple une justice rendue au nom du peuple.

Comment se fait-il que des civils, comme c’est le cas des dirigeants du FIS soient traduits devant un tribunal militaire et des militaires comme Boumarafi, l’assassin présumé de Boudiaf, soit traduit devant une juridiction civile ? Que cache ce paradoxe ?

« Il suffit d'ajouter "militaire" à un mot pour lui faire perdre sa signification. Ainsi la justice militaire n'est pas la justice, la musique militaire n'est pas la musique ». Georges Clemenceau

Les crimes du pouvoir n’ont jamais été élucidés ni poursuivis et ce, depuis l’indépendance. Il n’est pas faux de parler d’une justice à sens unique, qui ferme les yeux devant les tortures, les assassinats, les disparitions et les massacres y compris le massacre de prisonniers placés sous sa protection.

C’est le cas de la prison de Berrouaghia où plusieurs centaines de prisonniers trouvèrent la mort en novembre 1994. C’est également le cas de la prison de Serkadji où 109 détenus ont été massacrés en plein mois sacré de Ramadhan le 21 et le 22 février 1995. Cette tragédie fait suite à une mise en scène orchestrée par le pouvoir pour liquider les prisonniers.

Cette mise en scène a été dévoilée tant par les faits que par les témoignages des gardiens de prison. Peu avant la tragédie, il fut procédé à un transfert sélectif de prisonniers d’El-Harrach, Berrouaghia et Chlef vers Serkadji. D’habitude c’est l’inverse qui se passe, affirme maître Ali-Yahia Abdennour, précisant « les condamnés à mort détenus dans les prisons de Serkadji et d’El Harrach sont transférés vers les prisons centrales, après leurs condamnations ».[iii]

Cette fois-ci, des condamnés à mort sont maintenus à la prison de Serkadji, contrairement à la réglementation pénitentiaire, et on y a ramené d’autres.

Mon fils Mohammed Yacine faisait partie des détenus transférés depuis El-Harrach.[iv] Son avocat Mahmoud Khelili fit plusieurs va-et-vient ce jour-là entre les 2 prisons El Harrach et Serkadji pour voir son mandant mais en vain ; il fut atrocement torturé, soit à la prison de Serkadji, soit à celle d’El Harrach du fait, paraît-il, d’avoir résisté au transfert, « il n’était pas présentable ».

« Lors d’un transfert d’une prison à une autre, les détenus subissent au départ et à l’arrivée des châtiments les plus divers par les comités d’accueil composés de gardiens de prison armés de gourdins : 27 prisonniers politiques sont morts étouffés dans le fourgon cellulaires qui les transportait de la prison de Tizi-Ouzou à celle de Relizane ». [v]

J’étais déjà en exil au Burkina Faso quand j’ai appris le transfert, j’ai pressenti le drame. Le contact avec maître Khelili était difficile, il n’y avait pas de téléphones portables à l’époque, mais j’appris enfin qu’après le transfert, maître Khelili n’a plus revu son mandant… (Que Dieu les bénisse tous).

« La plupart des témoignages de prisonniers survivants sont formels : ils ont été réveillés par des civils armés et cagoulés, portant pour la plupart des chaussures de sport, certains des jeans, et ce entre 3 et 4 heures du matin, avant l’adhan du fedjr (prière de l’aube). « Nous avons été brusquement réveillés avec l’ouverture soudaine des portes par des hommes cagoulés et chaussés de baskets. Leurs voix nous étaient étrangères.

Ce n’étaient ni celles des gardiens, ni celles de nos compagnons. D’un ton autoritaire et menaçant, ils nous ont demandé de sortir et de gagner la cour », raconte un survivant à son avocat. « Ils nous ont menacés de leurs armes. Ils étaient fébriles dans leurs gestes, comme s’ils étaient pressés. L’un d’eux avait un trousseau de clés. Ils étaient 5 ou 6 tous cagoulés… » a dit un survivant de la salle 30 à sa famille. Un détenu de la salle 26 a relaté à ses avocats que deux inconnus cagoulés et armés se mirent à forcer la serrure de sa cellule, car leurs clés ne semblaient pas correspondre à la serrure.

Des centaines de détenus, éberlués, libérés « spontanément », dont en tout premier lieu ceux du quartier des condamnés à mort se sont retrouvés dans la cour à se regarder et à se demander ce qui se passait. Les survivants sont formels : ces hommes cagoulés ont disparu aussi rapidement qu’ils sont apparus (…).

Vers 5 heures du matin sont arrivés les premiers renforts militaires et policiers. Les sirènes de leurs véhicules déchiraient le silence de la haute Casbah. Selon les habitants, tout le quartier a été bouclé. Selon de nombreux témoins qui se trouvaient dans la cour, des militaires cagoulés et munis de fusils à lunettes se sont alors postés sur les toits et les terrasses. Il était 6 heures 30 environ quand le premier coup de feu a éclaté. Un des militaires postés sur le toit a tiré sur le détenu Mechrouk Mohamed qui se trouvait dans la cour. La prison était en ébullition. Chacun se demandait ce qui se passait ».[vi]

« Le témoignage du gardien de prison Bendebagh Abdelaoui au procès est éloquent (le journal de la Tribune en date du 6.01.1998) : »Lors de l’assaut et après la mise hors d’état de nuire des insurgés, 40 détenus ont été tués alors qu’ils étaient à l’intérieur de leurs cellules ». Il a affirmé « avoir participé à l’évacuation des blessés à l’issue de l’assaut et assisté à leur achèvement systématiques par balles ».[vii]

Pour faire court, je conclus en posant ces questions :

Est-ce que la justice change avec le changement du régime ?

Indépendamment du changement du régime, comment et que faut-il faire pour changer la justice et la rendre réellement indépendante? Car on peut réaliser le changement et voir continuer ces pratiques avec une justice encore plus inféodée au pouvoir.

Peut-on aspirer à une justice qui ose appliquer les lois et juger les gouvernants ?

Ahmed Simozrag

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