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L’économie de la prostitution

Publié le 10 décembre 2010 par Copeau @Contrepoints

Le sexe fait évidemment vendre. Les économistes Steven D. Levitt et Stephen J. Dubner le savent et ont ainsi consacré le premier chapître de Superfreakonomics, suite du best seller Freakonomics, à une analyse économique du plus vieux métier du monde. (D’ailleurs, il est à espérer que deux fois plus d’internautes liront ce billet, comparativement aux précédents… Et peu importe si cette synthèse confirme l’idée un peu stupide que les liber-aux sont cousins des liber-tins).

L’économie de la prostitution
La dernière tentative du genre que j’avais pu lire se trouvait dans le très provocant Défendre les indéfendables du truculant Walter Block. Naturellement, celui-ci préfère résoudre la question de manière a prioriste : il fait le choix d’être wertfrei – refusant d’émettre un jugement de valeur – et définit la prostituée comme “quelqu’un qui a choisi de pratiquer de plein gré la transaction de services sexuels contre rétribution“. Pour ce qui est des iniatives d’interdiction, elles sont lancées “par des tierces personnes” qui “n’ont aucune autorité en la matière” et cherchent à appliquer leur échelle de valeur, par la coercition exercée par l’État, à des relations entre adultes consentants. Bien entendu, il concède que de nombreux démentis peuvent être apportés à l’image de la “putain heureuse“, mais il estime que ces démentis ne doivent pas nuire à la profession dans son ensemble : il existerait des comptables crapuleux ; les comptables ne sont pas pour autant pointés du doigt. La prostitution est donc pour Block une activité commerciale comme une autre et il appartient avant tout aux individus de définir leur propre échelle de valeur, en acceptant ou en refusant, pour eux-mêmes, d’offrir ou de demander de tels services.

Superfreakonomics pousse plus avant l’analyse : c’est dans un style empirique propre aux Public choicers que Levitt et Dubner se sont prêtés à l’exercice, à la fois avec la méthode et la légéreté nécessaires à ce sujet grave. Le champ de l’étude se concentre sur la ville de Chicago et permet d’apprendre que les prostituées agissent en véritables entrepreneurs, de manière on ne peut plus rationnelle.

Choix et analyse rationnelle

Il y a un secteur du marché du travail que les femmes ont toujours dominé : la prostitution“. Son business model se construit sur un prémisse très simple : depuis des temps immémoriaux, les hommes ont toujours voulu plus de sexe par rapport à ce qu’ils pouvaient obtenir gratuitement. Alors, bien entendu, la prostitution est illégale aux États-Unis depuis la fin du 19e siècle et le début du progressisme. Cependant, des statistiques impressionnantes peuvent être appréciées : lors de la décennie 1910, une américaine âgée d’une vingtaine d’années sur cinquante appartenait à “l’armée du vice“, forte elle-même de 200.000 femmes. À cette époque, Chicago comptait près de 1.000 bordels. Le maire de la ville désigna une commission composée de membres du clergé, de juristes, de médecins et d’éducateurs. Le groupe de travail ne put que constater le caractère éminemment économique de la situation à laquelle ils faisaient face : “une jeune femme qui ne reçoit que $6 par semaine ($6.500 annuels de nos jours !) en travaillant avec ses mains peut en gagner 25 avec son corps (soit $25.000 annuels en 2010) si elle apprend qu’il y a une demande pour cela, que les hommes sont capables de payer ce prix“. Et encore, $25 était le prix minimal : les prostituées travaillant dans un bordel étaient en mesure de gagner en moyenne $70 par semaine, donc près de $76.000 annuels pour notre époque. Plus encore, Ada et Minna Everleigh, qui tenaient l’Everleigh Club, permettaient à leur filles de gagner $400 par semaine… soit $430.000 par an de nos jours !

Comment cela était-il possible ? Levitt et Dubner expliquent le phénomène très simplement : les salaires sont déterminés principalement par la loi de l’offre et de la demande, “souvent plus puissante que la loi créée par le législateur“. En interdisant la prostitution et concentrant ainsi leur attention sur celles fournissant le service, le législateur a créé dans un premier temps de la rareté, conduisant inévitablement à une inflation puis, nécessairement, à une augmentation de l’offre, c’est-à-dire du nombre de prostituées ; quand bien même la stigmatisation sociale était particulièrement forte. Au contraire, si les pouvoirs publics s’étaient concentrés sur les consommateurs, le marché se contracterait instantanément, surtout si ceux-ci avaient été ”menacés de castration“. On remarque ainsi que les auteurs, toujours dans un esprit très public choice, font constamment primer le calcul coût/bénéfice d’un agent économique. Surtout, on ne peut que constater, dans le cas de l’espèce, que les auteurs parviennent à écorner le mythe de la prostituée victime : dans le contexte décrit dans l’ouvrage, elle agit nécessairement selon ses propres choix.

Salaire et compétition

Lewitt et Dubner se sont ensuite fondés sur les travaux de Sudhir Venkatesh, sociologue de l’Université de Columbia, qui a collecté des renseignements auprès de 160 prostituées dans trois secteurs des quartiers sud de Chicago : le type d’acte sexuel, la durée, l’endroit (dans une voiture, en extérieur, en intérieur), la somme reçue, en liquide ou en drogue, la race du consommateur, son âge approximatif, s’il était marié ou non, si elles sont victimes de violences.

Concernant le salaire, il est possible de constater que la plupart des femmes concernées ont un autre travail. Mais la prostitution paie en moyenne quatre fois plus que ces derniers : en travaillant 13 heures par semaine, soit environ dix actes sexuels, elles gagnent environ $350… Force est donc de constater que ce salaire est largement inférieur à ce à quoi elles pouvaient prétendre un siècle auparavant. Pourquoi ? Simplement parce que la demande a brutalement chuté. Non la demande pour le sexe, qui est évidemment une constante. Mais, “comme toute activité commerciale“, la prostitution s’expose à la compétition : celle fournie par n’importe quelle femme désirant avoir une relation sexuelle avec un homme gratuitement. L’expression “casual sex” n’était-elle pas inconnue il y a un siècle ? De surcroît, les relations extraconjugales étaient bien plus rares. Lewitt et Dubner notent ensuite que 20% des hommes nés en 1933 et 1942 avaient leur première relation sexuelle avec une prostituée. 20 ans plus tard, ils ne sont plus que 5%. Bien entendu, cela ne signifie pas qu’ils se “conservent” pour le mariage.

La révolution féministe a ainsi eu des conséquences économiques : la demande de sexe tarifé a donc déclinée, entraînant la chute du salaire des péripatéticiennes. Lewitt et Dubner font d’ailleurs remarquer avec humour que, “si la prostitution était une industrie comme une autre, les prostituées auraient pu louer les services de lobbyistes pour lutter contre la concurrence déloyale du sexe prémarital. Elles auraient poussé à criminaliser cette activité ou à la taxer lourdement“, à la manière des producteurs de chandelle de Bastiat, qui souhaitaient une intervention législative contre la concurrence déloyale menée contre eux par le soleil.

Fluctuation du prix des services

On compte aujourd’hui environ 4.400 prostituées et 175.000 clients à Chicago. Le lundi est le jour où l’activité est la plus ralentie. Au contraire, le vendredi pousse les prostituées à l’activité. Néanmoins, elles gagnent en moyenne 20% de plus le 7e soir de la semaine. En effet, ce sont les consommateurs du dimanche qui demandent les services les plus onéreux. Par ailleurs, les auteurs remarquent que le prix de la fellation ($37,26 en moyenne) a drastiquement chuté depuis les années de gloire de l’Everleigh Club : cet acte véhiculait en effet une “taboo tax“, parcequ’il était considéré comme une perversion. Le prix s’est ensuite ajusté aux comportements sociaux. Ce prix très attractif a permis une forte demande : les fellations représentent 55% des services achetés, contre 17% pour un acte “classique“.

Les prix d’un même service varient ensuite en fonction des consommateurs : les prostituées réalisent donc ce que les économistes appellent une discrimination par les prix. Cela est possible quand : 1° des consommateurs présentent des caractères clairement identifiables qui permettent de les placer dans une catégorie de personnes capables de payer davantage ; 2° le vendeur est capable d’échapper à la revente du produit et donc à un mécanisme d’arbîtrage des prix. Si ces deux conditions sont présentes, les entreprises réalisent une discrimination par les prix le plus souvent possible. Comment opèrent les prostituées de Chicago ? D’abord, elles utilisent des stratégies de fixation des prix différentes si le consommateur est blanc ou noir : si le client est noir, elles fixent le prix. Venkatesh a en effet noté que les clients noirs sont plus enclins à discuter les prix, peut-être parce que, étant originaires du quartier, ils connaissent le marché mieux que les blancs. Par contre, si la prostituée a affaire à un blanc, elles laissent le client proposer un prix, espérant alors une offre plus généreuse. Naturellement, d’autres facteurs agissent sur les prix : les clients paient en moyenne $7 de moins si la prostituée est rémunérée en drogue (83% d’entre elles sont droguées), $6,5 si l’acte a lieu en extérieur et $2 s’ils utilisent un préservatif. Donc, le prix varie en fonction de l’acte, de caractéristiques propres au consommateur et de l’endroit. Mais, étrangement, le prix reste stable d’une prostituée à l’autre, alors que l’on pourrait croire que certaines d’entre elles sont plus désirables. Lewitt et Dubner appliquent ainsi la notion de biens parfaitement substituables : “comme la ménagère chez un épicier qui considérera qu’un régime de bananes est pratiquement identique à un autre, le même principe semble tenir pour les hommes fréquentant ce marché“.

Par ailleurs, chaque été, lors des congés du 4 juillet, la demande explose. Les prostituées réalisent ainsi ce que tout bon entrepreneur appliquerait : les prix augmentent de 30% et elles travaillent le plus possible. Aussi, des femmes qui ne se prostituent pas durant toute l’année apparaissent sur le marché. Elles ont souvent des enfants et ne se droguent pas. Mais elles profitent d’une opportunité de court terme (”short-term job opportunities”), exactement comme celles travaillant dans des boutiques de stations balnéaires lors des saisons hautes.

L’impact économique du mac

Du côté du consommateur, on observe que le moyen le plus sûr d’obtenir une réduction du prix est de louer les services d’une prostituée directement plutôt que de passer par son proxénète. L’acte lui coutera en moyenne $16 de moins.

Les auteurs relèvent d’abord que les prostituées de Roseland utilisent des proxénètes alors que celles de West Pullman le font. Néanmoins, les deux catégories de prostituées ne diffèrent que très légérement. Il est donc possible d’isoler l’impact économique du proxénète. En fait, les proxénètes recherchent une clientèle différente, les trouvant dans les strip clubs ou les casinos de la ville. Donc, les consommateurs qui passent par un proxénète tendent à acheter des services plus coûteux, ce qui a pour conséquence d’augmenter le salaire des prostituées concernées, même après les 25% de commission prélevés : une prostituée travaillant seule gagne en moyenne $325 par semaine, réalisant 7,8 par semaine, tandis que celle travaillant avec un proxénète gagne $410 pour 6,2 actes par semaine.

Pour les auteurs de l’ouvrage, le proxénète joue le rôle d’un agent immobilier : il promeut le produit auprès de consommateurs potentiels. D’ailleurs, internet s’avère aujourd’hui être un substitut performant aux agents immobiliers. Mais, pour l’instant, ce nouvel outil n’est pas encore le plus efficace pour vendre la prostitution de rue. D’autant plus que, au delà de permettre aux prostituées de gagner un salaire plus avantageux, les proxénètes réduisent les risques de violence ou de relations sexuelles contraintes (et gratuites) par des membres de gangs, nombreux dans le quartier de Roseland. Aussi, ils éloignent la police et celle-ci a compris qu’il était inutile de les arrêter. Les candidats au proxénétisme sont nombreux, tant cette activité est lucrative ($50.000/an). La police a donc préféré le compromis : les prostituées doivent rester loin des jardins d’enfants et demeurées cachées. En échange, elles sont laissées tranquilles, et leurs proxénètes avec. On relève néanmoins deux statistiques dont la conjonction peut prêter à sourire (ou à hurler au scandale, au choix) : 3% des actes réalisés par les prostituées sont offertes à des policiers ; une prostituée réalise en moyenne 450 actes avant d’être arrêtée. Il en ressort qu’une prostituée a plus de chance d’avoir une relation sexuelle avec un policier que d’être arrêtée.

Le business model des hétaïres

Lewitt et Dubner vont ensuite analyser le comportement économique d’Allie, jeune américaine “physically attractive“, divorcée deux fois, s’ennuyant dans sa carrière (dans l’informatique), qui fit le choix de monter une auto-entreprise. Son nouveau job lui permit de travailler seulement dix ou quinze heures par semaine et de gagner cinq fois son ancien salaire : elle devint prostituée. Originaire du Texas, elle emmenagea à Chicago afin d’éviter tout ennui familial. Elle commença par réaliser un site Internet (investissant ainsi du temps pour assurer des revenus futurs) : comme nous l’avons déjà envisagé, un tel outil permet de court-circuiter un “agent”, comme cela a pu être le cas pour le secteur du tourisme ou de l’immobilier, tout en assurant la sécurité. Allie commença par fixer ses honoraires à $300/heure. La demande explosa et travaillait alors 30 heures par semaine. Puis, elle augmenta son prix à $350. Mais la demande ne déclinait pas. Elle franchit quelques mois plus tard le seuil de $400 puis de $500. En quelques mois, elle avait augmenté de 67% son prix et ne put observer qu’une très faible baissse de la demande. Elle pu par ailleurs remarquer que les hommes capables de payer $500 de l’heure l’invitaient à dîner, tout en réduisant au minimum l’acte sexuel en lui-même (20 minutes). Elle crut alors profiter de la conjoncture économique favorable des années 2006/07. Mais il n’en était rien.

Pour Lewitt et Dubner, il existe environ 1.000 prostituées comme Allie. Cela implique naturellement des concessions (”aimer le sexe suffisamment et accepter de ne pas avoir de mari“). Mais, encore une fois, l’analyse coût/bénéfice s’avère utile : ces aspects négatifs semblent peu contraignants au vu d’un salaire s’élevant à $500/heure. Allie n’a jamais eu de problèmes avec la police, et n’imaginait pas en avoir. Elle serait d’ailleurs désemparée si la prostitution était légalisée, son salaire “stratosphérique” reposant sur le fait que le service proposé ne pouvait être obtenu légalement.

Allie est devenue maître dans son domaine : elle était une entrepreneure sensée, maintenant continuellement un contrôle de qualité, apprenant à discriminer par les prix et comprenant parfaitement les lois du marché“. Elle évoluait ainsi à des années-lumières des prostituées des quartiers sud de Chicago, appartenant à une forme d’élite. Mais, jeune trentenaire, elle fit le choix se reconvertir. Elle pensa à l’immobilier puis, après réflexion, préféra retourner à l’université et ainsi capitaliser sur son expérience dans les affaires…

Le domaine d’étude qu’elle choisit ? L’économie, évidemment…” !


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