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Le legs Caillebotte

Publié le 14 mai 2007 par Marc Lenot

Le blog Art et Voyage (association De l’art à l’oeuvre) avait publié en septembre 2005 un article sur le legs Caillebotte et s’est récemment attiré les critiques virulentes de l’historien Pierre Vaisse : “tissu d’erreurs et d’absurdités, légèreté scandaleuse, c’est comme si quelqu’un se mêlait de médecine en reprenant des recettes de bonne femme, pure invention d’un vulgarisateur imaginatif”, celui-ci se présentant comme le seul détenteur de la “vérité sérieuse” et avançant que “le legs (avait) immédiatement été accepté dans son intégralité”. Elisabeth, l’animatrice de cette association, m’ayant interrogé, je me suis un peu penché sur la question, étant assez interloqué par cette démonstration partisane. C’est très instructif. Je n’ai pas consulté les documents originaux, mais ils sont abondamment cités dans deux textes essentiels, un livre de 1982 de Jeanne Laurent, Arts et Pouvoirs en France de 1798 à 1981, Histoire d’une démission artistique, et la communication de Pierre Vaisse faite à la Société de l’histoire de l’art français le 3 décembre 1983. L’autre texte important est signé de Jacques Chardeau, petit-neveu de Gustave Caillebotte, et publié dans le catalogue de l’exposition du peintre en 1984 au Musée Pissarro (d’où provient aussi le fac-similé du testament, en bas de ce billet, cliquez dessus à deux reprises pour le lire). Dans ces textes, la chronologie est fort bien exposée et je ne la reprendrai pas en détail ici, mais les interprétations de ces documents et de cette chronologie sont tout à fait divergentes, et j’ai donc tenté de me faire une opinion. Il est inexact de dire que le legs fut refusé, comme on le lit parfois. Il fut accepté, puis partiellement refusé, comme nous allons le voir.

Gustave Caillebotte meurt le 21 février 1894 et lègue sa collection d’environ 70 oeuvres impressionnistes à l’Etat en stipulant : “que les tableaux n’aillent ni dans un grenier ni dans un musée de province, mais bien au Luxembourg et plus tard au Louvre”. A l’époque le Louvre ne peut accepter que des oeuvres de peintres morts depuis plus de dix ans : ce sera le cas pour deux dessins de Millet dans ce legs, mais bizarrement pas pour Manet, pourtant mort en 1883. Mais ce n’est que la première des bizarreries du dossier. Sa succession est représentée par Renoir, son exécuteur testamentaire (qui a bien autre chose à faire, peindre, et que cette perte de temps semble beaucoup ennuyer) et par un de ses frères, Martial Caillebotte, honnête homme un peu perdu, semble-t-il, dans les méandres où l’Administration va le promener.

Le Musée du Luxembourg est alors le fief des peintres traditionnels, les Meissonier, Gérôme, Bouguereau et autres membres de l’Académie des Beaux-Arts et ils savent fort bien invectiver l’impressionnisme : “des ordures, une flétrissure morale, un détraquage, c’est la fin de la Nation, de la France” (Gérôme), relayés par une certaine presse et certains hommes politiques de droite (comme le Sénateur Hervé de Saisy : “que ces oeuvres équivoques ne souillent pas le Musée du Luxembourg”). Le poids de l’Académie et des professeurs des beaux-arts est alors prédominant et il n’est pas aisé pour l’Administration et les musées de les contrer. Aussi, dès réception de la notification du legs, le directeur des Beaux-Arts, Henry Roujon, déclare-t-il l’affaire “délicate” et commence-t-il à manoeuvrer pour en limiter l’impact. Alors que le Comité Consultatif des Musées Nationaux recommande l’acceptation de la totalité du legs et son placement au Musée du Luxembourg, Roujon fait en sorte dès le début que cette acceptation de la totalité du legs n’implique pas une exposition des oeuvres au Musée, mais la relégation de la grande majorité d’entre elles, soit en réserve (les réserves sont-elles “dans un grenier” ?), soit à Fontainebleau et à Compiègne (qui,  techniquement parlant, ne sont pas des “musées de province”, contournant ainsi habilement les termes du testament).

Pour ce faire, lui et ses alliés usent de trois arguments :
- le Musée du Luxembourg est trop petit; certes, mais justement une annexe va être construite pour exposer ces oeuvres. Le fait de ne construire qu’une petite annexe est une décision volontaire de l’Administration visant à limiter le nombre de toiles impressionnistes présentées;
- le règlement du Luxembourg dit qu’on ne peut y exposer plus de trois oeuvres d’un même artiste; or ce règlement n’est pas écrit et souffre au moins une dérogation : neuf peintures du grand Meissonier, dont plusieurs petites esquisses de médiocre qualité;
- toutes les oeuvres du legs ne sont pas de grande qualité, et Roujon est fort habile à embobiner Renoir et Monet pour leur faire dire que certaines de leurs oeuvres sont médiocres, dont, par exemple, La Gare Saint-Lazare et le Déjeuner de Monet !
En fait, son objectif essentiel est de ne pas causer ”une inégalité blessante pour leurs confrères”, les peintres pompiers.

Après moult tractations et la ferme volonté de Martial Caillebotte de refuser que les oeuvres soient reléguées en réserve ou en dépôt en “province”, l’Etat refuse d’abord plus de la moitié du legs environ, 42 toiles sur 69. Ensuite, in extremis, 13 toiles sont rajoutées par Bénédite, le Directeur du Musée du Luxembourg, qui s’avise que finalement il va passer à côté d’une opportunité extraordinaire; se heurtant à son supérieur, Roujon (”mon petit, je vous lâche, me dit Roujon, et en fait il me lâcha”), il maintient courageusement sa position et insiste pour qu’une annexe plus grande soit construite. Le Louvre reçoit donc 2 Millet et le Luxembourg 7 Degas, 8 Monet, 6 Renoir, 7 Pissarro, 6 Sisley et 4 Cézanne, soit au total 40 oeuvres sur 69. L’Etat (en l’occurence le Directeur des Beaux-Arts) a agi sans aucune considération patrimoniale, ni artistique, mais s’est surtout efforcé de ménager la chèvre et le chou, et de ne pas heurter l’Académie. Roujon en sera bien récompensé : il sera élu à l’Académie des Beaux-Arts en 1899. Son autre fait de gloire est d’avoir en 1902 refusé la Légion d’Honneur à Cézanne. On peut enfin noter que les tableaux refusés, conservés par la famille Caillebotte, seront de nouveau refusés en 1904 et 1908.

Lisant ces textes, j’ai trouvé assez curieuses la défense que Pierre Vaisse fait de l’attitude de l’administration, et surtout sa posture polémique : il juge que Jeanne Laurent, avec qui il est en désaccord, ”s’arroge le pouvoir de sonder les reins et les coeurs”; quand les faits ne conviennent pas à sa thèse, il postule que “la mémoire de Bénédite semble avoir accusé une défaillance” ou que Roujon “avait alors oublié le manque de place”, ou que “ce refus ne peut donc s’expliquer que par une raison particulière qui nous échappe et risque de nous échapper toujours”. Il joue avec le sens du mot “placement”, qui change d’une ligne à l’autre (exposition ou mise en réserve) tout en accusant un de ses adversaires “Lire entre les lignes : on sait quelle liberté cette méthode offre à l’interprète”. J’ai eu en lisant ce texte l’impression de lire, non un travail objectif de recherche sérieuse de la vérité, mais un argumentaire biaisé et déformé, alors que les deux autres textes, de Jeanne Laurent et de Jacques Chardeau, m’ont paru plus proches de la réalité, et sans invectives.

Cette petite recherche a eu en tout cas, à mes yeux, l’intérêt de montrer la manière dont, hier comme aujourd’hui, le conservatisme se met en marche pour contrer l’innovation et la modernité: Buren, Pei, Malraux, Lang ou Abu Dhabi en sont des exemples plus récents.

Je vous laisse le soin de reconnaître les oeuvres ici présentées, et de distinguer impressionnistes et pompiers.


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