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14 janvier 1976/Marguerite Duras, Des journées entières dans les arbres

Par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


   Le 14 janvier 1976 a lieu la reprise, au théâtre d’Orsay, de la pièce de Marguerite Duras : Des journées entières dans les arbres. Mise en scène par Claude Régy, la pièce est interprétée par Madeleine Renaud, Bulle Ogier et Jean-Pierre Aumont. La même année 1976, la pièce se transforme en film, tourné par Marguerite Duras elle-même (avec les mêmes comédiens) et présenté au festival de New York en octobre 1976. Le film obtient le Prix Jean-Cocteau.

  Des journées entières dans les arbres avait été créé le 1er décembre 1965 par Jean-Louis Barrault à l’Odéon-Théâtre de France (avec Madeleine Renaud, Anne Doat et Jean Desailly), à partir du roman publié chez Gallimard en novembre 1954 :

  « Madeleine Renaud sera la Dame des Arbres, la maman de Marguerite. Marguerite, arrivant un jour au cours d’une répétition, s’en trouvera clouée : sa mère était là, en chair et en os sur la scène de l’Odéon. Madeleine Renaud lui avait volé sa mère. Beckett a encouragé Madeleine à accepter le rôle et lui a dit que c’était une immense chance. Marguerite a donné sa mère à Madeleine qui se révéla patiente, douce, attentive. Madeleine s’est approchée d’elle progressivement. Un jour, elle lui demande une photo de la mère jeune, belle, séduisante. Plus tard elle lui confie que sa mère était une petite fille de fermiers du Pas-de-Calais, une institutrice d’école indigène, un petit capitaine de l’enseignement primaire et qu’elle avait pour héros Jules Ferry. Madeleine veut savoir comment elle s’habillait : avec des sacs, pas des robes lui dit Marguerite. Madeleine veut connaître sa manière de marcher, de parler, son odeur. Marguerite se prend au jeu et assiste aux répétitions. Elle reste silencieuse. Jean-Louis Barrault ne lui demande rien. Être là, c’est tout. C’est déjà beaucoup. Madeleine comprend très vite l’amour dément pour le fils, la folie naissante de la mère, l’amertume de cette fonctionnaire brisée, sa chute dans le désespoir. Les mots sonnent juste. Madeleine peut tout comprendre des contradictions et des douleurs de cette femme. Elle ne parle pas comme Mme Donnadieu. Elle est Mme Donnadieu. Rôle clef, construit par elle, conçu pour elle, elle s’empare de la mère dont elle a l’âge. À Marguerite, elle avoue : « Tu vois, chez les vieilles personnes il y a une accumulation de choses. Ça s’empile, les années. Si tu es trop jeune, tu n’es pas assez lourde, alors la Dame des Arbres, tu ne peux pas la jouer. Et si tu es trop vieille, tu n’as pas la force parce que c’est très fatigant de jouer avec ce qu’on trimbale, tout le poids que font les années en passant. »

Laure Adler, Marguerite Duras, Éditions Gallimard, 1998, pp. 392-393.


EXTRAIT

  « De l’enfance, il avait aussi l’humilité, dont rien jusque là ne l’avait encore relevé : on pouvait être malheureux à partir de rien, pensait-il, de rien. La chambre de sa mère était toujours éteinte, calme. Morte ou endormie était sa mère, celle de son guet inlassable des oiseaux dans les branches des arbres, des journées entières. Il retourna dans la salle à manger. Les oiseaux vous menaient loin, jusqu’aux nuits désertiques de la vie qu’il avait choisie. Il ne pleurait plus, mais à la place de son cœur une pierre dure et noire battait. Le sommeil de Marcelle s’exhalait toujours, charnel, dans son malheur de pierre. Demain, à la porte, à la porte, pensa-t-il, maintenant je serai seul. Il s’approcha de la cheminée, se regarda dans la glace. Il ne savait quoi faire de son corps. Son impatience était tombée, mais de désespoir il ne pouvait se supporter que debout. Il ne disposait même pas du recours d’un ennemi : sa mère dormait, innocentée, dans le sommeil du vin. Il ne savait donc que faire de lui-même cette nuit-là lorsqu’il aperçut, sur la cheminée, les dix-sept bracelets d’or que sa mère avait oubliés après le dîner, avait oubliés d’avoir trop bu, et d’être trop vieille, et de l’avoir trop aimé. Il se rassit. Se releva, les regarda encore, inutiles. Puis se rassit encore. Puis regarda sa montre. Puis, se décida. Prit deux des dix-sept bracelets, les mit dans sa poche et attendit un moment, le temps nécessaire de savoir ce qu’il venait de faire ou tout au moins de le nommer. Il n’y arriva pas. Peut-être que c’était ce qu’il aurait fait de pire depuis sa naissance. Mais encore, il n’en était pas sûr. D’autant moins qu’une justification aux contours lointains se faisait jour dans son âme. C’est ma mère, pensa-t-il, c’est ma mère, et je suis très malheureux, et c’est ma mère faite pour comprendre mon malheur, et elle a raison, et nous sommes tous pareils, même les meilleurs que moi. Il sortit doucement de l’appartement, l’or dans sa poche, prit le chemin de Montparnasse. »

Marguerite Duras, Des journées entières dans les arbres, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1954, pp. 89-90-91.



Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) Marguerite Duras, « l'autre façon de se perdre » ;
- (sur Terres de femmes) 5 janvier 1960/Première création d’Un barrage contre le Pacifique ;
- (sur Terres de femmes) 23 octobre 1981/Reprise à l'Athénée de La Bête dans la jungle ;
- (sur Terres de femmes) 28 septembre 1983/Création de Savannah Bay de Marguerite Duras ;
- le site de la Société Marguerite Duras.

Pour entendre la voix de Marguerite Duras, cliquer ICI [Source : Association Marguerite Duras [Format RealPlayer].



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