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L'art sacré au pilori

Publié le 12 décembre 2010 par Rendez-Vous Du Patrimoine
L'art sacré au pilori
Myriam Anissimov m'a convaincue, lors de son passage à la Grande Librairie, de lire un des romans les moins cités de Romain Gary : "La danse de Gengis Cohn" paru en 1967 chez Gallimard. Cela tombe bien parce que la commémoration des trente ans de sa mort a dévalisé les rayons de la médiathèque et il a fallu chercher dans les réserves "ce qui restait", justement le chef-d'oeuvre !Dès les premières lignes, le style, l'histoire accrochent et ne vous lachent plus. Comme dit l'auteur : "C'est du grand art".Quelques mots sur le thème : un juif, mort à Auschwitz, revient hanter la conscience de son bourreau nazi alors que celui-ci est confronté, en tant que commissaire de police à une "série de crimes sans précédent en Allemagne"!  Gengis Cohn devient son dibbuk, le suit à la trace, le ronge de l'intérieur, le piétine et ravage tout.Il y aurait beaucoup à dire sur les qualités littéraires de ce texte incroyable qui manie les mythes, la politique et le quotidien avec un brio inouï.Les divagations de Gengis Cohn, son humour juif porté au pinacle ont été pour moi une vraie révélation.Qu'il aborde le thème de la femme, celui de l'amour ou celui de l'art, Romain Gary fait mouche et ne craint pas de désacraliser, de démonter, de mettre à nu et de lever les pires ambiguïtés. Celles de l'art par exemple :"Je crains qu'à force de nous griser de culture, nos plus grands crimes s'estompent complètement. Tout sera enveloppé d'une telle beauté que les massacres et les famines ne seront plus que des effets littéraires ou picturaux heureux sous la plume d'un Tolstoï ou d'un Picasso. Et dans la mesure où quelque charnier, soudain entrevu, trouvera aussitôt son expression artistique admirable, il sera classé monument historique et ne sera plus considéré que comme une source d'inspiration, du matériau pour Guernica, la guerre et la paix devenant, pour notre bonheur, Guerre et Paix."Le Christ souffrant est ainsi devenu une oeuvre d'art  et les "merveilleuses crucifixions" de la Renaissance participent à glorifier l'art sacré plus qu'à nous faire pleurer sur tant de cruauté : "utiliser son agonie pour donner du plaisir, ce n'est pas très chrétien..." nous dit l'écrivain, avec ironie.Les charniers existent toujours, l'homme souffrant aussi, qui se banalise dans la lucarne. Mais la capacité de l'homme à transcender cette douleur existe aussi : l'art révèle, dénonce, crée peut-être de la beauté avec les pires atrocités, mais s'en passer, ne  serait-ce pas se priver définitivement de tout ? Effacer une dernière chance, celle de ne pas céder à la barbarie ultime : l'indifférence ?En tout cas, avec La danse de Gengis Cohn, on sait que l'humour décapant est aussi une forme d'art.
Article de Judith Kauffmann (1984) sur « La danse de Romain Gary ou Gengis Cohn et la valse-horà des mythes de l’Occident », Études littéraires, vol. 17, n° 1, 1984, p. 71-94.Merci pour votre lecture ! Thank you for reading !

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