Jamais en retard d’une jérémiade, François Mauriac pleurnichait : « Noël, c’est la nuit où l’Occident s’empiffre ! » Il faut avoir l’aigreur d’un bourgeois bordelais peu sûr de la qualité de ses vins, aggravée par une propension au jansénisme mélancolique, pour tenter de gâcher ainsi l’allégresse qui doit régner quand on commémore la venue au monde du Sauveur des hommes. La Bourgogne de mon enfance n’avait pas de ces amertumes. Sûre de la bonté de ses crus plantés par les solides moines vignerons de Cîteaux, Cluny et Saint Germain, elle célébrait la naissance de Jésus par un bouquet de Noëls tous plus gais les uns que les autres. Ils avaient (et ils ont toujours) une odeur de paille fraîche, de vin chaud et de chocolat mousseux. Quand on les chantait, on oubliait tout ce que la vie pouvait avoir de morne pour ne plus penser qu’aux promesses de salut et de paix que, depuis deux mille ans, cette nuit est censée apporter à notre pauvre monde.


Elle ne se faisait pas attendre. Cinquante ans après, je salive encore en pensant au beau morceau de boudin noir et odorant, tout luisant de la fine graisse dans laquelle il avait rissolé que Mémé posait dans mon assiette avec trois grandes cuillers de pommes tout juste assez acides pour l’accompagner. Ah, mes amis ! C’est alors que les visages s’épanouissaient. L’oncle remplissait derechef les verres de Mercurey (ceux de la jeune classe en recevaient seulement une teinture) et l’on glorifiait le talent de NOS charcutiers chalonnais qui, EUX, savaient faire un boudin d’une qualité que les déshérités, vivant à Beaune, Mâcon, Dijon ou, à fortiori, dans les contrées exotiques qui se trouvent de l’autre côté du Morvan, ne connaîtraient jamais. Fin finale : une salade de fruits, abondamment arrosée de rhum, dans laquelle, tant nous étions naïfs, nous nous étonnions de trouver, mélangés aux quartiers de pommes, de poires et d’orange, les grains du raisin conservé miraculeusement au grenier depuis l’automne et des rondelles des deux bananes achetées chez Pomona et qui venaient en bateau d’au-delà les mers. Le cake qui l’accompagnait, réalisé avec la crème du lait des petits-déjeuners, avait un goût inimitable et jamais imité. On trempait sa tranche dans le jus de la salade et l’on goûtait au paradis. Après quoi on allait se coucher pour permettre au Père Noël (auquel on avait, officiellement, cessé de croire) de ne pas oublier nos petits souliers. Sait-on jamais, on adressait, à tout hasard à l’idéal vieux bonhomme, un petit message mental, qu’il recevait parfaitement car, le lendemain matin, un cadeau était là et, miracle, c’était presque toujours celui qu’on attendait.
Pendant que la locomotive rouge entamait sur son modeste circuit le premier des innombrables tours qu’elle allait y parcourir avant que son ressort ne cède deux ans plus tard, la Mémé se remettait en cuisine. En effet, si le réveillon était placé sous le signe de la simplicité, pour le déjeuner de Noël c’était une autre affaire. Je dois prévenir les âmes sensibles, végétariens, amateurs de régimes et nutritionnistes pour journaux féminins qu’ils feraient bien d’éviter la lecture de ce qui va suivre. En effet, à fête exceptionnelle, repas extraordinaire qui devait viser la perfection étant donné que la famille au complet serait réunie autour de la grande table munie, pour l’occasion des rallonges spécialement fabriquées par le grand-père. Installation qui obligeait à repousser dans un coin le lit de jeune fille de ma tante.

J’en vois d’ici qui tordent le nez. C’est qu’ils n’ont jamais goûté aux escargots de ma grand-mère. Pour mettre les choses au point qu’il soit entendu une bonne fois pour toute que l’ail ne figure qu’à titre de soupçon dans le vrai beurre d’escargot.. Il n’est là que pour mettre en valeur les acteurs principaux, lesquels se nomment échalote (grise de préférence), persil (plat cela vaut mieux) et beurre bien sur, ce dernier frais, parfumé, d’un beau jaune, bref sans reproche. Il faut aussi, par dessus tout ça, un peu de poivre fin moulu et du sel


A ce moment du repas, les enfants étaient autorisés à quitter la table pour s’en aller s’occuper dans la pièce voisine à des jeux de leur âge, pendant qu’autour d’un petit revenez-y d’oie aux marrons, la conversation des grands abordait des sujets dont il n’était pas convenable de s’entretenir en présence de gamins. C’est donc autour de la salade de mâche, puis du Comté de la fruitière de Torpes qu’il était question des dernières aventures de la cousine Madeleine (elle faisait, autant qu’elle le pouvait, honneur à la mémoire de sa sainte patronne) ou des malheurs conjugaux de la voisine à qui il fallait bien du mérite pour supporter son coureur de mari. Anecdote amusante ( ?) Chambolle, ayant ouï cette phrase par mégarde, demanda au mari en question s’il allait faire le Tour de France. Cette question innocente déclencha, entre les deux familles, une discorde qui mit longtemps à s’éteindre. Passons et revenons à table pour le dessert (fin des entretiens scabreux et rappel des enfants) lequel se présentait sous la forme d’un moka. Ma grand-mère avait, pour cette pâtisserie peu aérienne, une révérence qui remontait à ses années de famine. Lorsque progrès oblige, sa fille le remplaça par des vacherins, elle ne manqua jamais d’évoquer les mokas de jadis qui fondaient dans la bouche et avaient si bon goût. Cette remarque exaspérait ma mère et faisait sourire le reste de l’assemblée qui, au besoin, l’aurait provoquée en posant innocemment la question.
Le dessert expédié, les enfants repartaient vers leurs jeux tandis qu’après le café, la goutte du parrain et l’eau de coings de la cousine Denise, les adultes entamaient une partie de belote en trois mille. Quand elle se terminait entre cinq et six heures par la victoire obligatoire de Mémé, il était temps pour les invités de s’en retourner chacun dans sa chacunière. Alors, tout le monde se rassemblait autour du sapin dont les branches abritait la crèche, nichée, pour faire vrai, dans des montagnes de papier rocher. L’oncle allumait les bougies et, « sonnez hautbois résonnez musettes », ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas, tous en chœur autour de Jésus nouveau né, nous chantions la joie de Noël.
Chambolle
