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L’ermite de Notre Dame des bois

Publié le 24 décembre 2010 par Jlhuss

Petit exercice de style : un conte de Noël et du chemin de Saint Jacques

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Quand on ouvrit la porte, l’homme ruisselait du chaperon aux brodequins. On était en mars et il avait plu toute la journée. Comme à l’habitude, frère Erard, le portier, lui demanda son nom et d’où il venait, mais, au lieu de répondre, l’inconnu s’effondra.Aidé de deux novices, Erard l’emmena à l’infirmerie. On le dépouilla de ses hardes, puis Frère Thibaud, l’infirmier, le lava et il le coucha dans un des lits, clos de rideaux, qui s’alignaient des deux côtés de la grande salle voûtée. L’homme y resta deux grandes semaines. Les premiers jours furent difficiles, mais Thibaud était un maître et, à force de soins, le malade se rétablit peu à peu.Il s’appelait Joceran. On l’apprit en trouvant dans sa besace, soigneusement roulée dans son étui de fer blanc, la lettre que les chanoines de Compostelle remettaient aux pèlerins de Saint Jacques en témoignage de leur passage dans la ville de l’apôtre.

Il y avait aussi un petit carré de parchemin. Il attestait que Joceran Lonjarret avait entrepris le voyage de Saint Jacques et de Notre Dame du Puy à cette fin d’obtenir le pardon de ses péchés et voir des lieux vénérés par tous les peuples. Erard avait souri en reconnaissant la formule sacramentelle tracée par la main peu habile du chapelain d’un lointain château franc-comtois puis son sourire s’était effacé. Qui était-il pour se moquer d’un pauvre prêtre n’ayant pas eu, comme lui, la chance d’être le fils de parents assez riches pour l’envoyer étudier les arts libéraux et la théologie chez les maîtres de Paris. Décidément Maître Hugues de Saint Victor avait raison : l’orgueil était bien la plus pernicieuse des tentations puisqu’ il lui suffisait d’un pauvre morceau de parchemin pour s’emparer du cœur d’un homme. Erard se jeta à genoux et, il passa le temps qui le séparait de complies à implorer son pardon.

  

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Hélas, le portier n’en avait pas fini avec le péché qui précipita Lucifer dans l’abîme. Pendant que Joceran recouvrait peu à peu la santé, le vieux prieur mourut. On l’enterra dans le cimetière qui entourait l’église et la communauté se réunit pour élire son remplaçant. Ce fut Erard. Des frères vantèrent sa science des Ecritures, d’autres louèrent la façon dont il avait rempli son office, tous célébrèrent sa piété et l’exactitude avec laquelle il se pliait aux obligations de la Règle. Le portier commença par se déclarer indigne de la charge qu’on voulait lui confier. Il proposa d’autres noms. Pourquoi ne pas désigner Frère Guillaume, le cellérier ou Frère Thibaut ? Mais l’assemblée rejeta ses suggestions. Guillaume et Thibaut eux-mêmes le pressèrent de consentir et il finit par accepter. On envoya des messagers au seigneur de Pons et à l’abbaye de la Sauvelade dont relevait le prieuré. L’abbé et le comte confirmèrent l’élection sans difficulté.

Le nouveau prieur prit possession de son siège, le dimanche qui suivit la Pentecôte. Entourés d’une suite nombreuse, le comte et l’abbé assistaient à la cérémonie. Derrière eux se pressait la masse des tenanciers du prieuré tandis que dehors une foule de mendiants attendait les aumônes qu’imposait la tradition. Joceran était là lui aussi. Vêtu du froc de bure grise des frères lais, il se tenait au milieu du groupe des serviteurs du prieuré. Dès que sa santé le lui avait permis, il avait commencé à rendre au frère Thibaut de menus services, tamisant les poudres, malaxant les onguents ou déchirant de vieux chiffons pour en faire de la charpie. L’infirmier l’avait laissé faire. Il pensait que, comme beaucoup d’autres avant lui, dès que ses forces le lui permettraient, le pèlerin reprenant son bâton et sa besace, quitterait le prieuré. Mais Joceran était resté. Thibaut, qui se faisait vieux, l’appréciait chaque jour davantage. C’était à lui qu’il faisait appel de préférence aux novices pour l’aider à renouveler un emplâtre ou à laver une plaie. Son nouvel aide avait une main à la fois légère et ferme, capable aussi bien de panser que de maintenir et, il ne montrait jamais la répugnance horrifiée qui saisissait parfois les novices à la vue de certaines des plus affreuses misères de la maladie. Avec le printemps, il révéla un autre de ses talents.

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Comme toutes les maisons de l’Ordre, le prieuré de Pons possédait un vaste jardin planté entre les bâtiments et la muraille qui séparait les moines du monde. Thibaut s’était réservé, sous les fenêtres du logis du prieur, quatre carrés de terre gabionnée. Il y cultivait les simples qui faisaient l’essentiel de ses remèdes. S’il laissait aux frères lais le soin de manier la bêche et d’enfouir le fumier, personne d’autre que lui ne s’occupait des semis et des boutures et il veillait seul sur la croissance de ses plantes bien aimées qu’il récoltait avec les mille précautions nécessaires pour qu’elles ne perdent aucune de leurs vertus. Quelques jours avant les Rameaux, il se rendit au jardin pour préparer la plate-bande où il voulait semer son persil. Cette plante, chacun le sait, est vraiment miraculeuse. Son suc guérit les yeux fatigués par les veilles consacrées à l’étude et la décoction de ses graines soulage les abominables coliques qui torturent les victimes de la maladie de la pierre. Or, le moyen certain d’avoir du persil vert et dru toute l’année, c’est de le semer en marchant à reculons pendant la première des sonneries de cloches qui appellent les fidèles à la messe des Rameaux. Hélas, soit distraction, soit maladresse, Thibaut buta sur une pierre déchaussée par les gelées d’hiver et il tomba lourdement en avant. Il en résulta une entorse à la cheville si douloureuse qu’elle l’empêcha de se relever. Heureusement deux frères avaient vu l’accident. Ils vinrent à son secours et l’emmenèrent dans la cellule qu’il occupait à côté de l’infirmerie.

Ce fut Joceran qui le soigna. Pendant qu’il bandait sa cheville, Thibaut se lamentait. Qui pourrait le remplacer au jardin des simples. Les frères lais étaient pleins de bonne volonté, mais ils devaient aussi s’occuper de leurs légumes et de leurs fruits et puis, ils ne s’encombraient pas de précautions et ils négligeraient sans doute certains usages, inutiles aux carottes et aux choux, mais qu’on se doit de respecter quand il s’agit de la coriandre, de la verveine ou de l’origan. Joceran osa se proposer. Avec l’aide d’un frère, il emmènerait Thibaut jusqu’au jardin. Là, on l’installerait le plus confortablement possible et il n’aurait plus qu’à lui donner ses instructions. Il les exécuterait aussi fidèlement qu’il le faisait quand il devait soigner un ulcère ou masser un membre endolori.Avant d’accepter, Thibaut l’interrogea. Cette mauvaise blessure pouvait l’immobiliser plusieurs semaines. Maintenant que Joceran était guéri n’avait-il pas envie de rentrer chez lui ? Le pèlerin répondit que la vie qu’il menait au prieuré lui convenait parfaitement et qu’il n’avait qu’un désir : y rester. Thibaut insista : Joceran ne devait pas oublier qu’avant de satisfaire ses désirs, même les plus louables, un homme doit remplir ses devoirs. Il fallait penser à ceux qui l’attendaient : des parents, une femme peut-être et des enfants… Joceran haussa les épaules. L’infirmier pouvait être tranquille, personne ne l’attendait. Maintenant oui ou non voulait-il de son aide ? Thibaut laissa passer quelques instants avant de répondre. Pendant que Joceran parlait, il avait deviné que, sous l’apparente assurance de sa réponse, se cachait quelque chose, remord, chagrin ou angoisse. S’il acceptait la proposition du pèlerin, il lui faudrait en trouver le chemin. Il eut un bref soupir, puis, en regardant Joceran bien en face, il sourit.

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Dès le lendemain, le Franc-Comtois reçut l’habit des convers, mais, à la requête de Thibaut, il fut autorisé à loger près de lui à l’infirmerie. Chaque jour, après avoir prodigué aux malades les soins que nécessitait leur état, ils se rendaient au jardin. Le moine avançait en claudiquant appuyé sur l’épaule du convers et sur une canne taillée par celui-ci dans la haie de buis qui entourait le petit cimetière du prieuré. Thibaut s’installait sur l’espèce de chaise longue, fabriquée pour lui et il regardait son aide se mettre à l’ouvrage. Très vite, il avait constaté que Joceran n’avait nul besoin de ses instructions. C’était merveille de le voir transplanter, sans en blesser aucune, les pousses fragiles nées des premières pluies du printemps oude partager les touffes de thym, de lavande, etde sauge qu’il mêlait pour en faire des bordures dont les camaïeux enchanteraient les jours de la saint Jean. C’est pourquoi, renonçant à donner à son remplaçant des conseils dont il n’avait nul besoin, l’infirmier commença avec lui une conversation qui, partie des mérites respectifs de la mélisse et de la menthe, glissa peu à peu à des sujets plus intimes.

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Il fallut du temps pour en arriver là.Dès que Thibaud tentait d’aborder le passé, Joceran se dérobait. Cependant le moine avait, pour provoquer les confidences, un donqu’avait conforté l’expérience des longues années passées à soulager les douleurs de ses semblables. Peu à peu Joceran se livra. Son habileté de jardinier, il la devait à son père qui était chargé du potager et du verger du seigneur d’Arlay près de Château Chalon et auquel il avait succédé l’âge venu. Il avait été marié aussi, avec Jeanne, la fille de vignerons qui sur les pentes de la reculée, soignait des treilles qui donnaient un vin dont le goût et la robe, couleur de vieil or, n’avaient pas leur pareil. Les premières années avaient été heureuses. Des enfants étaient nés, deux garçons et une fille, mais ce bonheur n’avait pas duré. Entre le sire d’Arlay et Manassès, un de ses cousins, s’était élevé une vilaine querelle. Elle avait très vite dégénéré en une guerre faite de coups de mains, d’embuscades et de pillages. Un jour, Arlay avait décidé d’en finir. Avec tous ses hommes, il était parti faire le siège du Planois où s’élevait le donjon de son parent. Réquisitionné pour conduire un chariot et aider aux cuisines, Joceran accompagnait l’expédition. Elle se termina par la prise du château qu’Arlay fit raser sans miséricorde. Il manquait pourtant quelque chose à son triomphe. Profitant de passages de lui connus, son cousin, quand il s’était vu perdu, s’était échappé en compagnie d’une quinzaine de soudoyers. Dans sa fuite, la troupe passa près d’Arlay. Manassès était trop faible pour s’en prendre à la forteresse, mais enragé par la défaite et pour défier une dernière fois son ennemi, il mit le feu aux chaumières du petit bourg et massacra tout ce qu’il put y trouver de bêtes et de gens. Quand le jardinier revint, il ne restait que des ruines noircies sous lesquelles gisaient sa femme et ses enfants. Après avoir dégagé leurs corps, il les avait ensevelis en terre bénie puis il s’était fait pèlerin car, disait-il, s’il était resté au village, il serait devenu fou.

A mesure qu’il se délivrait de son histoire, le Franc-Comtois se faisait plus bavard. Il parlait volontiers de la vie qu’il avait menée sur les routes et de ses aventures, bonnes ou mauvaises. Thibaut se réjouissait de voir son aide prendre un peu plus chaque jour goût à la vie. Le nouveau Prieur ne partageait pas cette allégresse. L’infirmier et son aide se parlaient certes à vois très basse et les conversations qui se tenaient sous ses fenêtres ne l’avait d’abord guère gêné. Mais, il se fit la réflexion qu’en agissant ainsi, le moine et le convers transgressaient gravement la Règle. Certes, elle n’interdisait pas aux frères de se parler, mais elle recommandait un silence propice à la méditation. En tant que Prieur, c’est à lui qu’il appartenait de faire respecter les usages. Au fond, ces deux bavards bravaient son autorité. S’il laissait faire, c’était la porte ouverte à tous les dangers que font naître, dans une communauté, l’indiscipline et le laisser aller. Du coup ces discussions, lui devinrent insupportables. Un jour, devant le chapitre assemblé, il en fit le reproche à Thibaut et à Joceran et leur défendit de les poursuivre « Et, ajouta-t-il, pour vous éviter, mes frères, de succomber au péché de désobéissance, j’ordonne qu’à l’avenir vous ne vous trouviez plus ensemble au jardin. »

Thibaut qui se déplaçait encore avec difficulté décida qu’il resterait à l’infirmerie et désormais Joceran se rendit seul à son travail. Le prieur goûta avec satisfaction le plaisir d’être obéi. Pour mieux en jouir, il prit l’habitude de se rendre au jardin quand le convers s’y trouvait. Il arpentait gravement les allées laissant tomber, à l’occasion, sur un ton d’onctueuse sévérité, une remarque ou un reproche que Joceran acceptait en silence, se contentant de baisser la tête en signe de soumission. Cette humilité ne désarma pas Erard qui redoubla de malveillance sournoise. Ce qu’il voulait, maintenant, c’était trouver un prétexte pour chasser le jardinier hors du prieuré. Cela lui permettrait du même coup, de mortifier une nouvelle fois le frère Thibaut dont il s’était persuadé dans sa folie orgueilleuse qu’il intriguait contre lui. Il se voyait déjà, l’accusant devant les frères, d’avoir manqué de prudence en introduisant une brebis galeuse dans leur communauté et il passait en revue, avec une sombre jubilation, les pénitences qu’il lui imposerait.

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Dès la fin du printemps, le jardin brilla d’une splendeur qu’il n’avait jamais connue. Chaque matin, Joceran commençait sa journée en préparant les brassées de fleurs que venait chercher frère Humbaud pour décorer les autels en même temps qu’il ramenait les bouquets fanés. L’échange se faisait en silence ou, avec les rares paroles nécessaires à la satisfaction d’une demande particulière comme de préparer des branches d’hysope pour un rite de purification ou des bouquets de lis pour l’autel de Saint Joseph. La veille de la Fête Dieu, quand Humbaud arriva dans la resserre où Joceran l’attendait, il découvrit la plus magnifique harmonie de bleus et de blancs jamais composée en l’honneur de la Sainte Trinité. Les gerbes dujardinier étaient si belles qu’oubliant la règle, Humbaud ne put retenir un cri d’admiration. Suivit un déluge de paroles que l’entrée du prieur dans la remise interrompit brutalement.Sur un geste d’Erard, Humbaud ramassa ses fleurs etdisparut dans la galerie qui menait à l’église. «  Malheur à celui par qui le scandale arrive ! La voix du prieur vibrait de colère. Oui, malheur à vous qui avez induit en tentation le frère Humbaud ! Dès ce soir, on vous conduira à notre ermitage de Notre Dame des Bois. Il est dans la forêt d’Hervaut à une lieue d’ici. Vous y ferez pénitence jusqu’à ce que vous ayez compris que, pour un moine, la plus importante des vertus c’est l’obéissance à la règle dont le silence est le premier article.»

Sitôt qu’il l’eut amené à destination, le guide de Joceran, un tenancier du prieuré pressé de revenir chez lui, le planta là en prenant à peine le temps de lui montrer la petite source qui coulait à quelques dizaines de mètres de l’ermitage. En découvrant l’endroit, Joceran eut un moment de découragement. Inhabité depuis longtemps, les bâtiments avaient triste allure. Ronces et fougères montaient à l’assaut des murs. Leurs lauzes ayant glissé, la toiture de la petite chapelle et celle la bicoque qui lui était adossée étaient trouées de vides inquiétants. Le convers poussa la porte de la chapelle qui s’ouvrit en grinçant. Dans la minuscule abside, on distinguait à peine la forme de la statue de la Vierge, enfouie qu’elle était sous un amas de toiles d’araignées, de feuilles mortes et de brindilles. Joceran entreprit de la dégager. L’image de la Mère de Dieu avait été taillée dans un bloc de chêne noirci par le temps et les intempéries. Comme le voulait la coutume, Marie était représentée assise sur un trône, son fils dans son giron. La mère et l’enfant étaient couronnés et Jésus tenait entre ses mains le globe de l’univers. On voyait assez, aux défauts de proportions et à la raideur des attitudes que l’artiste n’était pas des plus adroits. Il avait cependant réussi à donner à ses deux personnages une expression de bonté tendre qui frappa Joceran. Son nettoyage terminé, le convers s’agenouilla au pied des trois marches qui soutenaient le petit autel de pierre au-dessus duquel était placée la statue et il pria le Seigneur et sa mère avec toute la ferveur dont il était capable.

Ses dévotions terminées, il sortit de la chapelle. Les provisions et les quelques outils et ustensiles, qu’avec l’aide de son guide, il avait amené avec lui, étaient posés contre le mur de la chaumière. En les lui donnant, le frère cellérier lui avait dit que, chaque quinzaine, il lui était permis de venir au prieuré pour entendre la sainte messe. Après l’office, on lui remettrait de quoirenouveler ses réserves à savoir deux grosses miches de pain, un peu de viande salée ou séchée, du sel, quatre ou cinq gousses d’ail, des oignons et quelques mesures de légumes secs. Pour le reste, il lui faudrait se débrouiller seul en remettant en état le jardin de l’ermitage. Comme il avait le cœur bon, le moine ne lui redit pas qu’Erard, dont c’était les ordres, avait ajouté qu’il pourrait toujours varier ses menus grâce à la charité des fidèles qui lui rendraient visite. Cruelle dérision puisque personne n’allait jamais à l’ermitage dont le prieuré avait hérité lorsque son constructeur, un parent des seigneurs de Pons, venu là pour expier on ne savait quelles fautes, était mort des dizaines d’années auparavant.

Joceran eut tôt fait de s’installer dans la bicoque. Il cala ses outils dans un coin. Suspendit à des chevilles coincées dans les pierres du mur, les trois sacs qui contenaient ses provisions et se fabriqua un matelas de fougères dans l’endroit le mieux abrité. Ensuite, il dîna d’un quignon de pain et d’un oignon assaisonné de quelques grains de gros sel, puis il retourna à la chapelle où il passa un long moment en oraison. Quand il regagna sa masure, la nuit tombait. Il s’enveloppa dans la vieille couverture apportée du prieuré et, presque aussitôt, il s’endormit. Un renard, en route pour sa chasse nocturne, fit craquer une brindille, une chouette hulula et deux grenouilles qui avaient leurs habitudes près de la source commencèrent leur concert quotidien. La lune s’était levée. Par les trous du toit un de ses rayons vint éclairer la figure du convers. Il souriait.

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Dès le lendemain, il se mit au travail. Il commença par réparer les toitures. Le travail fut moins difficile qu’il ne l’avait craint. Les lauzes tombées étaient presque toutes utilisables et, dans la clairière au centre de laquelle se dressait l’ermitage, les pierres ne manquaient pas pour remplacer celles qui s’étaient brisées. Il ne lui fallut pas non plus très longtemps pour nettoyer les abords du bâtiment. En arrachant les broussailles et les mauvaises herbes,il découvrit un enclos entouré d’un muret de pierres sèches où l’ancien occupant des lieux avait aménagé son jardin. La terre y était noire et grasse. Il y sema les graines que, sur la prière de frère Thibaut, le cellérier lui avait données, puis il répara les brèches du mur car il avait observé, autour de la source, les traces des sabots des sangliers et des chevreuils venus s’y abreuver. Le temps était favorable. Ses semis ainsi que les plants que l’infirmier trouva moyen de lui faire passer lors de ses premières venues au prieuré, réussirent au-delà de ce qu’il avait espéré. Herbes et racines prospéraient dans le sol reposé par des années de jachères.

Ses années de misère et d’errance lui avaient appris à se contenter de peu. Il reçut donc sans s’émouvoir l’annonce que le Prieur n’ayant pas fixé de terme à son séjour dans la solitude, il devrait rester à l’ermitage pendant l’hiver L’abondance de ses futures récoltes jointe à ce qui lui venait du prieuré le mettait à l’abri de la faim. En outre, sa solitude ne dura pas longtemps. Un jour qu’il était parti en forêt pour y chercher des simples, il rencontra des charbonniers. Ils étaient en émoi car, soit maladresse, soit mauvaise chance, l’un des leurs s’était démis l’épaule en démontant une meule. Se souvenant de ce qu’il avait vu faire à l’infirmerie, il remit l’articulation en place. Le lendemain, il trouva devant sa porte une panerée de jaunottes qu’on appelle aussi des girolles. Quelques jours après, un des charbonniers vint le trouver pour le conduire à la chaumière où le fils de Norbert, un forestier du comte, brûlait d’une mauvaise fièvre. Il le guérit en lui administrant des tisanes composées sur le modèle de celles que Frère Thibaut administrait à ses patients. Puis ce furent un laboureur dont il répara la jambe brisée, une fagotière qu’il délivra d’un lumbago et, une nouvelle fois, un charbonnier cruellement brûlé au bras qu’il soigna avec un onguent composé de la sève de certaines plantes dont l’infirmier lui avait appris les vertus.

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Bientôt, le petit peuple des bois, bûcherons, feuillardiers, charbonniers, piégeurs, et forestiers prit l’habitude de rendre visite à l’ermite. On venait demander un conseil, des remèdes ou, tout simplement échanger deux mots d’amitié. En paiement des soins qu’il prodiguait, Joceran ne demandait rien d’autre qu’une prière dans la chapelle maintenant débarrassée de ses gravats et de ses toiles d’araignées. La statue de laVierge y trônait toujours etJoceran avait soin de la fleurir chaque jour, en renouvelant dans le grossier pot de terre qui lui servait de vase, les fleurs des bois, cueillies le matin, aussitôt dites ses prières. Ses bouquets n’avaient pas la magnificence de ceux qu’ils composaient au prieuré, mais leur délicate beauté illuminait le visage de la Mère et de son Fils d’un mystérieux reflet qui remplissait l’âme des pauvres visiteurs de l’ermite d’une paix si profonde que les plus désespérés repartaient consolés. Quelques jours après, on les voyait revenir à l’ermitage, portant, pour montrer leur gratitude, un pot de graisse, une mesure de froment ou un flacon de leur piquette. Joceran acceptait ces présents avec reconnaissance. Non qu’il craignit les privations, ses provisions dépassèrent très vite, ses besoins, mais ils lui permettaient de secourir certains malheureux dont, au hasard de ses promenades, ou parce qu’ils étaient venus se confier à lui, il avait découvert la misère.

Cependant les mois passaient. L’automne arriva et avec lui la saison des grandes chasses. Souvent, Joceran entendait résonner au loin les abois d’une meute et les plaintes des trompes. C’était le seigneur comte qui, en compagnie de ses amis, de ses vassaux et des piqueux, poursuivait les bêtes noires et roussesdont il faisait ensuite les pièces principales de ses festins. Tard dans la nuit, les chasseurs et leurs dames festoyaient dans la grande salle du château. Ils’y buvait aussi force vin d’Espagne et de Guyenne dont la vigueur est telleque, lorsqu’on en abuse, ils font tourner la tête du plus solide buveur. C’est dire si celle d’Erard, habitué jusque-là à une vie réglée et sobre, n’y résistait pas. Enflé de sa nouvelle dignité, le prieur avait très vite oublié l’exemple de modestie et de modération que lui avait laissé son prédécesseur. Le Comte étant venu en personne l’inviter à traquer avec lui le premier cerf de la saison, il ne s’était pas fait prier pour accepter. Puis, voulant rendre au seigneur sa politesse, c’est lui qui l’avait convié à venir pourchasser dans les bois du prieuré, un vieux solitaire qui s’y était rembuché depuis quelques années. Il prit tant de plaisir à ces deux journées que lorsque le Comte, vantant ses qualités de veneur, lui demanda de l’accompagner dans ses prochaines expéditions, il accepta sans hésiter. Depuis, comme, hélas, trop d’évêques et d’abbés de son temps, il négligeait les devoirs de son ministère pour accompagner le seigneur à la chasse où il se montrait des plus enragés. Lors de la ripaille qui suivait, il lui arrivait de s’enivrer de si épouvantable façon qu’on était obligé de le ramener au prieuré, couché dans une civière portée par deux solides piqueurs.

Frère Thibaut et le cellérier allèrent le trouver pour lui faire de respectueuses remontrances. Hélas, le démon s’était si bien emparé de son esprit qu’au lieu de rentrer en lui-même et de se repentir, il accusa, en plein chapitre, ces deux modèles de vertu et de patience, d’être des loups déguisés en agneaux, des pécheurs endurcis, incapables de se plier à la sainte discipline de l’ordre. A la suite de quoi, il ordonna qu’ils fussent contraints de faire amende honorable, mis au pain et à l’eau, et dépouillés de leurs charges qu’il confia à deux de ses fidèles. La mort dans l’âme, les deux moines s’inclinèrent. Cependant le coup fut si rude que Frère Thibaut, frappé de langueur, rendit bientôt son âme au Seigneur. Quant au cellérier, il demanda et obtint d’aller rejoindre à l’abbaye de Conques un sien cousin qui en était le supérieur. Ses censeurs disparus, Erard ne mit plus de frein à sa passion. Abandonnant le soin des affaires du prieuré à frère Marien, l’un de ses affidés, il passa désormais ses jours à cheval galopant à travers les halliers, les taillis et, parfois, hélas, les champs des vilains qui, le voyant passé soufflant comme un furieux dans sa trompe d’ivoire, se signaient en cachette tant il avait la semblance d’un possédé.

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Cette année-là, les froidures furent longues à venir et, au début de décembre, les gelées n’avaient pas encore dépouillé les arbres de leurs feuilles. Dans la chapelle, Joceran avait remplacé les fleurs de l’été par des rameaux dorés ou rougis par l’automne et tel était son talent que ces bouquets ne le cédaient en rien pour la grâce et l’harmonie à ceux de la belle saison. Un matin, une quinzaine avant Noël, pendant qu’il achevait ses oraisons, il entendit une fois de plus, le bruit lointain de la chasse. Seulement, au lieu de s’éloigner et de s’éteindre comme à l’accoutumé, le hourvari des cors et des chiens se rapprochait. Bientôt, dans un tintamarre d’aboiements, de cris et de sonnerie, un grand vieux solitaire surgit dans la clairière. Comme il passait à la hauteur de la chapelle, un chien le saisit au jarret pendant qu’un autre le mordait à l’oreille. Du coup, le sanglier fit face. Boutoirs contre crocs une bataille sans merci s’engagea. Les chiens tournaient comme des enragés autour du solitaire qui , tout en résistant comme il pouvait, cherchait à se rapprocher du bois pour reprendre sa fuite.Il était arrivé devant le porche de la chapelle quand un groupe de cavaliers, mené par Erard, déboucha à son tour dans la clairière. Le prieur mitaussitôt pied à terre et, l’épieu à la main, il s’approcha du combat. Saisissant un moment favorable, il brandit son arme et l’asséna sur le sanglier qu’il abattit d’un coup.

Pendant que des piqueurs écartaient les chiens et que d’autres préparaient la curée en vidant la bête de sa tripaille, le prieur, recevait les félicitations de ses compagnons pour son habileté et son heureuse chance. C’est alors qu’il aperçut Joceran qui, un bâton à la main était planté à la porte de la chapelle comme pour en défendre l’entrée : «

-   Voyez le vilain, ricana le prieur, dirait-on pas petit frère que tu voulais chasser la bête noire toi aussi. M’est avis que, s’il avait pris fantaisie au sanglier d’entrer dans ta chapelle, tu n’avais pas choisi le bon outil pour l’en empêcher.

-   Aussi n’est-ce pas sur mon bâton que je comptais sire Prieur, mais bien sur la Bonne Vierge, c’est elle qui, de sûr, a guidé votre main. »

Erard haussa les épaules, mais, comme dans la troupe qui l’entourait se trouvait la comtesse dont la dévotion à Marie était connue, il se contint : «

-   Peut-être bien, grogna-t-il. Puis s’avisant qu’il y avait là un moyen de se faire valoir, il ajouta, : Dès mon retour au prieuré, je ne manquerai pas d’aller prier devant son autel pour l’en remercier.

-   Sire Prieur, Joceran parlait d’une voix forte avec une autorité qu’il ne se connaissait pas, votre merci vous pouvez le dire tout de suite , si vous daignez entrer dans ma chapelle. »

Le prieur eut un moment d’hésitation mais, avant qu’il ait eu le temps de répondre, la comtesse déclara que c’était là une excellente idée. Deux de ses femmes lui avait déjà parlé de Notre Dame des Bois. Ce qu’elles lui en avaient dit lui avait donné l’envie d’y venir prier. Après tout ce n’était peut-être pas le seul hasard qui les avait conduit près de l’ermitage. On se devait de saisir l’occasion, aussi manifestement offerte par la Providence, de demander l’intercessionde la Sainte Mère de Dieu. Pendant que la comtesse parlait, Erard avait eu le temps de reprendre ses esprits. Il approuva la dame de Pons. Elle avait cent fois raison, lui-même sentait maintenant le besoin de confier à Marie le soin de plaider la cause du pauvre pécheur qu’il était. La comtesse n’aperçut pas tout ce que l’onctuosité et l’apparente humilité d’Erard cachaient d’hypocrisie. Au contraire, elle eut un sourire d’approbation et, suivie du prieur qui avait ôté son chaperon et du reste de la chasse, elle entra dans la chapelle.

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Ce jour-là, Joceran avait composé pour l’autel un bouquet où, au mordoré des rameaux d’un érable et d’un charme, il avait ajouté une touffe de l’hellébore qui poussait à foison dans la clairière et les sous-bois environnants. Ignorant les préjugés de son temps, il aimait les couleurs de cette plante ordinairement méprisée, la seule à offrir en hiver des fleurs d’un vert léger qui tranchent à peine sur l’émeraude de ses feuilles dentelées. La comtesse resta agenouillée un long moment. En quittant la chapelle, elle se tourna vers Erard. Jamais elle n’avait vu, dit-elle, mieux honorer la Très Sainte Vierge. Ce bouquet illuminait le sourire de la Mère et son Enfant de tant de tendresse et de bonté qu’il suffisait de le contempler pourressentirla profondeur de la miséricorde divine. Il était vraiment dommage, ajouta-t-elle, que, lorsqu’on se rendait à l’église du prieuré, on n’y voit que des brassées de fleurs entassées sans goûtqui n’aidaient en rien les fidèles à se livrer à une dévotion sincère. Un piqueur qui venait annoncer que la bête étant dépouillée on pouvait regagner le château, dispensa heureusement Erard d’une réponse. Le Prieur bouillait de colère. Comment pouvait-on seulement comparer cette misérable chapelle, sa pauvre statue de bois noirci et son misérable bouquet à la majesté et aux ors de son église ? Unetelle humiliation ne pouvait rester impunie !

Sous un prétexte quelconque, il laissa repartir la chasse et, quand il fut certain d’être seul avec Joceran, il se déchaîna. Quoi ! Un misérable qu’on avait recueilli crevant de faim et de froid avait osé interpeller son supérieur devant ses nobles compagnons et, pire, lui dicter sa conduite. Pour ce qui s’en était suivi, il fallait qu’il y eut dans tout cela quelque magie. D’ailleurs il avait bien reconnu, associées aux feuilles d’érable et de charme, les pousses dentelées de l’hellébore, l’herbe des insensés. Comment expliquer autrement l’attitude et les discours de la comtesse ? Fou de rage, il entra dans la chapelle. D’un coup de pied, il renversa le pot de terre qui se brisa sur la marche de pierre qui supportait l’autel puis, perdant toute mesure, il piétina branches et feuilles en jurant comme un païen. Terrorisé, Joceran le regardait faire sans oser intervenir, mais quand il vit que, dans sa fureur, le prieur allait s’en prendre à la statue, il se précipita et lui saisit le bras avant qu’il ait pu y porter la main. Tant d’audace déconcerta le forcené. Il fixa sur Joceran un regard où se mêlaient fureur et surprise. Un instant, le frère lai crut qu’il allait l’écraser sur place, mais le prieur se contenta de souffler bruyamment. D’un brusque mouvement, il se débarrassa de Joceran en l’envoyant rouler contre un mur puis, sans un mot, il sortit de la chapelle, enfourcha son cheval et s’enfonça dans le hallier.

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Le lendemain, pendant qu’il entassait du bois mort près de sa chaumière, Joceranle vit revenir. Erard était suivi de deux hommes de mauvaise mine. Le convers les reconnut comme étant Benoît Marcheloup et Sidoine Coutrevu, jadis soudoyers du comte qui les avait chassés pour leur ivrognerie et leurs mauvais propos et que le prieur avait pris à son service sous couleur de les convertir. Dès qu’ils l’aperçurent les deux canailles se jetèrent sur Joceran et, l’ayant immobilisé, ils l’attachèrent à un arbre, le dépouillèrent de sa bure et s’armant de deux baguettes taillées dans un buisson voisin, lui administrèrent une correction qu’ils ne cessèrent que lorsque sont dos ne fut plus qu’une plaie. Ensuite, méthodiquement, ils détruisirent les provisions qu’il avait accumulées en prévision de l’hiver. Quand ils eurent terminé, ils le délièrent et le jetèrent aux pieds d’Erard.

En toisant sa victime avec tout le mépris dont il était capable, le prieur laissa tomber que les fautes gravissimes commises la veille, devaient être punies sévèrement. La discipline qu’on venait de lui infliger ne suffisait pas à expier des crimes aussi abominables. Il devait, maintenant, observer un jeûne rigoureux. Grâce à la charité de Benoît et Sidoine qui venait de faire le nécessaire pour lui éviter toutes tentations, il n’aurait aucun mal à s’y soumettre. Naturellement, il ne recevrait plus rien du prieuré et on avait averti paysans, charbonniers et bûcherons qu’il leur était interdit de lui fournir quelque provision que ce soit. Cependant, conclut Erard, toujours par charité, on lui avait ménagé le moyen d’en finir avec sa pénitence. Lui qui savait si bien arranger les bouquets, il lui suffirait de se présenter à la porte du prieuréavec une gerbe de fleurs blanches. Alors, le prieur l’avait juré par son saint patron, sa punition serait levée. Comme le disait l’Evangile : il n’avait qu’à chercher, il trouverait. Pas dans sa clairière en tout cas car, bien que venant en hiver, les fleurs de son hellébore maudite, vu leur couleur, ne lui serviraient de rien. « Te faudra attendre le printemps ! »ricana-t-il. Ensuite, sans plus s’occuper de Joceran que s’il n’avait pas existé, il fit volter son cheval et, suivi de ses acolytes, il repartit d’où il était venu.

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Joceran se traîna jusqu’à la source. Il y nettoya ses plaies comme il putpuis il regagna la chaumière. Rien ne semblait avoir échappé à la rage des anciens soudards, même pas les fougères de sa pauvre paillasse, dispersées au quatre coin de la pièce. Patiemment, il entreprit de remettre de l’ordre. Quand il eut terminé, il avait réussi à récupérer, outre quelques mesures de lentilles et de froment, un peu de sel et la moitié d’un pot de saindoux, une cruche à peine ébréchée dans laquelle il pourrait mettre ses bouquets . Il rangea ces maigres provisions puis, ayant tant bien que mal reconstitué sa paillasse, il s’y étendit brûlant d’une fièvre qui le tint couché quatre grands jours pendant lesquels il sombra dans un délire où il se voyait transformé en sanglier et pourchassé par le prieur accompagné d’une meute dont les chiens avaient le mufle de Sidoine et de Benoît. Quand il en sortit, à l’aube du cinquième jour, la froidure s’était abattue sur le pays. Pour boire, il dut briser une mince pellicule de glace qui couvrait le petit bassin où s’écoulait la source. De ce jour, le temps se fit plus rigoureux. Joceran s’affaiblissait, ses maigres provisions lui permettant tout juste de ne pas mourir de faim. Il espérait, malgré tout. Chaque matin et chaque soir, il allait s’agenouiller devant la statue qu’il continuait d’orner de bouquets fait, maintenant de branches mortes auxquelles il continuait d’ajouter le vert de quelques touffes d’hellébore. Il priait la Vierge d’intercéder auprès de son fils pour qu’il ouvre le cœur d’Erard non pas tant pour qu’il mette fin à sa pénitence, mais pour que le prieuré et ses moines reprennent la vie vraiment chrétienne qu’ils menaient du temps où Frère Thibaut avait fait de lui son aide.

La veille de Noël, un épais brouillard s’abattit sur la forêt. En se levant, Joceran, affaibli par les privations et dont les plaies guérissaient mal, sentit la fièvre le reprendre. Il se rendit cependant à la chapelle où il resta longuement agenouillé. Quand, ayant terminé ses oraisons, il leva les yeux vers la statue, il lui sembla que dans le sourire de la Vierge et de l’Enfant il y avait encore plus de tendresse et de compassion que d’habitude. Etait-ce illusion ou réalité, il choisit d’y voir un signe favorable et ajouta à ses prières une courte action de grâce puis il regagna sa cellule en titubant. Il y déjeuna d’un reste de la bouillie qu’il avait préparée la veille. Sa fièvre ne se calmait pas, Il eut le plus grand mal à aller jusqu’à la source pour renouveler sa provision d’eau. Quand il en revint, il était épuisé. Il s’abattit sur sa paillasse et sombra dans le sommeil.

Le froid le réveilla. Pendant qu’il dormait, la température avait brusquement chuté et le brouillard avait disparu laissant la place au givre. La nuit venait de tomber et, sous la froide lune d’hiver, arbres, pierres et broussailles scintillaient d’une lumière presque irréelle. Il se traîna jusqu’à la chapelle dont il avait, le matin, négligé de fermer la porte. Ce qu’il y vit le stupéfia. En se déposant sur la statue et son bouquet, le givre les avait entièrement blanchi, leur donnant les tons d’un très bel ivoire. Quant aux fleurs d’hellébore, les cristaux s’y étaient disposés de telle façon qu’elles formaient des corolles immaculées dont la forme rappelait celle des roses sauvages.Joceran tomba à genoux. Il n’avait donc pas rêvé, Marie et son Fils lui avaient bien réellement souri. Il redit, avec plus de ferveur encore, son action de grâce du matin, puis il se releva et s’approcha de l’autel.

Quand on vint le prévenir que Joceran était à la porterie et qu’il demandait à le voir, Erard buvait un pot de vin chaud épicé à la cannelle et au poivre. Il entra aussitôt dans une violente colère. Ce misérable ne le laisserait donc jamais en paix. Il avait pourtant été clair et si le convers croyait qu’il lui suffisait de se présenter en cette veillée de la Nativité pour qu’on oublie ses fautes, il se trompait grandement et il allait le lui faire voir.

Il enfila sa pelisse fourrée de martre, cadeau d’une parente qui lui voulait du bien, en même temps, il ordonna qu’on avertisse Sidoine et Benoît de venir le retrouver à la porte du prieuré muni chacun d’une paire d’étrivières. Quand il arriva au porche, les deux hommes étaient là qui l’attendaient. Il leur expliqua en deux mots ce qu’ils devraient faire, puis il fit ouvrir à deux vantaux le grand portail de chêne. Joceran apparut, tremblant de fièvre et de froid. Il tenait devant lui la cruche dont, l’eau ayant gelé, il n’avait pu extraire le bouquet et il le tendit au prieur. Celui-ci, voyant cette blancheur hésita un instant, se rappelant comment s’était terminée leur dernière rencontre. Mais il se reprit aussitôt. Il fallait que Joceran soit fou ou possédé, rugit-il, pour avoir imaginé que lui Erard se laisserait prendre à son stratagème. Il avait demandé des fleurs blanches et ce qu’on lui apportait n’était rien qu’un jeu de la nature, le résultat d’une gelée un peu forte. La flamme d’un cierge suffirait à dissiper cette illusion. Le convers le regardait comme un qui ne comprend pas. Alors, pris d’une vraie fureur, le prieur commanda à ses hommes de main de se saisir de lui et de l’emmener aux cuisines où, dans la bonne chaleurdes jours de fête, on préparait la collation qu’il voulait servir à ses hôtes après la messe de minuit. Quand tout aurait fondu, ajouta-t-il, et qu’il ne resterait plus une seule parcelle blanche, ils fouetteraient ce possédé d’importance puis ils le jetteraient dehors car on ne pouvait garder dans un lieu aussi saint que le prieuré un être aussi évidemment livré au démon.

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Pendant qu’avec des gros rires Sidoine et Benoît entraînaient Joceran, tenant toujours son bouquet, Erard retourna à sa chambre. La tiédeur de la pièce et le parfum du vin chaud qu’il avait eu la précaution de placer à proximité de l’âtre le rassérénèrent. Il reprit son pot, en respira le parfum avec une moue d’approbation et, s’installant dans la haute cathèdre qu’il avait fait placer près de la cheminée, il recommença à en déguster le contenu à petites gorgées gourmandes. Soudain, il entendit des cris et un bruit de galopade puis on frappa à sa porte. Il eut une grimace de contrariété, mais comme les coups redoublaient, il se leva et alla ouvrir. Devant lui, un convers gesticulait en proie à la plus vive agitation. Vite, le prieur devait venir à la cuisine, un miracle, un grand miracle venait de se produire ! Dans son émotion, l’homme avait saisi la manche d’Erard et il tirait vers lui en répétant : « Un miracle ! Un miracle ! » Le prieur se dégagea non sans mal puis, faisant signe au convers de le précéder il se rendit à la cuisine.

Le spectacle qu’il y découvrit avait quelque chose d’irréel. Les frères qui, d’habitude, travaillaient à l’âtre ou aux fourneaux, étaient à genoux et priaient. Plus incroyable encore, Sidoine et Benoît s’étaient agenouillés avec les autres tandis qu’un peu à l’écart, devant la cheminée où brûlait un feu d’enfer, Joceran se tenait debout, à côté d’un bouquet où sur le noir des branches mortes et le vert sombre des feuilles se détachaient, immaculées et brillantes, les roses blanches de Noël.

C’est ainsi, dit la vieille chronique, que, pour la première fois s’épanouirent ces fleurs nées du sourire de la Vierge et de son divin Fils.Elle ajoute que ce miracle eut, sur la communauté, les plus heureux effets. Erard se repentit sincèrement. Détestant sa conduite passée, il se démit de sa charge et il partit pour Saint Jacques implorer l’intercession de l’apôtre pour obtenir le pardon de ses fautes. Cette grâce lui fut accordée car, sur le chemin du retour, il fit la rencontre d’un inconnu qui le conduisit à une Maison-Dieu dont le chapelain venait de mourir. Il prit la place du disparu et il consacra le reste de ses jours aux pauvres et aux malades. Les moines de Pons rappelèrent l’ancien cellérier et le mirent à leur tête. L’autorité à la fois ferme et paternelle du nouveau prieur fit merveille et bientôt la communauté retrouva la régularité qu’elle avait, un temps, perdue. Mieux, tous les frères participèrent à ce renouveau y compris Sidoine et Benoît qui devinrent d’habiles jardiniers. Quant à Joceran, une fois guéri il retourna à son ermitage où jusqu’à la fin, il fut la providence des pauvres habitants des bois. Chaque matin et chaque soir, il allait prier devant l’image de Notre Dame qu’il prenait soin de fleurir de ses merveilleux bouquets. Quand il mourut. L’évêque ordonna de transférer la statue dans l’église du prieuré pour qu’elle y soit mieux honorée. Quant à Joceran, on l’enterra, comme il en avait manifesté la volonté, devant le seuil de la chapelle.

Il y a longtemps que l’ermitage a été abandonné. Dans la clairière, près de la source, il n’en reste que quelques blocs épars impossible à distinguer des cailloux et des pierrailles qui jonchent le sol, mais, chaque année, un peu avant la fin du mois de décembre, un massif de roses de Noël fleurit là où, jadis, s’ouvrait la chapelle. Il a, très vaguement, la forme d’une tombe.

 Chambolle

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Joyeuses et très heureuses fêtes à toutes et tous !


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