Les insomniaques, Camille de Villeneuve

Les sagas familiales, cela vous évoque peut-être une autre époque, celle de Zola et des Rougon-Macquart. Cependant, Camille de Villeneuve, l'auteur des "Insomniaques", n'a que vingt-huit ans et nous montre que l'époque des sagas familiales n'a jamais vraiment été abolie.

Car le lecteur se penche sur le destin d'une famille aristocratique française, les Argentières, de la mort du patriarche au sortir de la seconde guerre mondiale, à nos jours. C'est la vie d'une famille qui se dessine, certes, mais également d'une classe sociale, l'aristocratie, qui fait face à son propre démantèlement, à l'avènement de l'ère moderne qui supprime les privilèges, et gomme peu à peu les barrières sociales. Peu à peu, l'on se marie sans l'accord des parents, l'on fait entrer dans la famille des gens au nom sans particule, l'on s'affranchit des codes sociaux, l'on découvre mai 68, la liberté sexuelle, le sida. C'est également le portrait d'un siècle en pleine mutation.

L'on peut trouver curieux de montrer le délitement de l'aristocratie au vingtième siècle. Ne devrait-on pas le situer aux alentours de la révolution? Non, nous dit Camille de Villeneuve, il se poursuit bien après. Les Argentières font face à une époque où ils ne sont pas à leur place, une ère où leur manière de vivre apparaît désuète, déplacée. Qui, au vingtième siècle, a encore des domestiques, ou se marie par convenance? C'est presque avec un oeil d'anthropologue que le lecteur étudie les us et coutumes des aristocrates français, qui font face malgré eux à une époque en plein bouleversement. L'ordre ancestral est renversé. Quel siècle, avec ses guerres (mondiale, oui, mais pas seulement ! Les Argentières découvrent également la guerre d'Indochine, puis celle d'Algérie), ses révolutions et ses épidémies !

Trois figures essentielles émergent dès le début du récit : André, son épouse Jeanne, et sa soeur Marguerite. Elles parcourent le livre, seuls vrais personnages à marquer le lecteur. Leurs descendants paraissent à peine esquissés, des ombres. Heureusement que le livre est doté d'un arbre généalogique, sans quoi on s'y perdrait probablement. André, donc, l'héritier, qui a épousé une fille de rustre, Jeanne, sensible et délicate, pourtant, qui pleure des piques que lui lance sa belle-soeur Marguerite. Puis leurs enfants, Chantal la désagréable, au mari volage, Odile, sa soeur, mélancolique, et le frère, Tancrède, chétif et maladroit.

C'est à la fois le roman d'une famille, et d'un siècle. Les deux sont indissociables, évidemment. L'Histoire modèle l'histoire à petite échelle. L'on avance dans le récit avec l'impression de découvrir des secrets de famille, mais avec une impression de distance qui fait que cette lecture, d'agréable, ne devient jamais inoubliable. Le style, des plus agréables, permet une certaine fluidité qui contrebalance l'aspect sombre, un peu triste du délitement de cette famille. Car, évidemment, l'histoire des Argentières est empreinte de nostalgie et l'on quitte le roman un peu secoué, avec l'impression d'avoir assisté au délabrement d'une maison en accéléré. C'est la grande force de ce roman, qui m'a plu, mais qui ne me laissera pas un souvenir impérissable. Je remercie les éditions Points, et Livraddict, pour m'avoir permi de redécouvrir le charme des sagas familiales.