

...J'ai souvent réfléchi à cet étrange ascendant, à cet attrait singulier qu'exercent sur moi ces lieux auxquels m'attache une tendre fascination. Venise est une ville admirable, d'une beauté unique, et elle a suscité bien des ardentes curiosités et bien des fidelités passionnées.[...]

Que de fois ai-je poursuivi en moi-même et en elle le mot de cette tendre enigme ! Pourquoi, dès que je respire l'air vénitien, éprouvé-je ce plaisir à vivre où les actes les plus insignifiants et les pensées les plus quotidiennes prennent une valeur particulière, un sens exceptionnel et me communiquent un bien-être inaccoutumé ? Pourquoi m'y sens-je si intimement adapté aux choses, si près d'elles et si à elles, en une sorte de convenance profonde ? Pourquoi le son des cloches dans le ciel, le bruit d'un pas sur les dalles me font-ils battre le coeur d'une certaine façon ? De quelle prédisposition me vient cet accord avec tout ce qui m'entoure ? De quelque lointaine influence atavique peut-être ? N'ai-je pas dans mon ascendance deux aïeules qui portaient un nom à consonanace italienne et qui m'auraient transmis d'obscures affinités ?
[...]Ce sont de longues heures d'intimité passionnée dont j'essaie de fixer le souvenir, les heures où, errant de calle en calle, balancé aux coussins d'une gondole ou accoudé à la rampe de bois d'une altana, Venise m'a confié, en échange de mon attentive tendresse, quelques-uns des secrets de son silence et de sa beauté. de campo en campo, voguant sur la solitude lumineuse de la Lagune,
Henri de Régnier, l'Altana ou la vie vénitienne.