Retrouver Ali Farka Touré dans l’immensité malienne ? L’idée pouvait sembler un peu folle quand, en 1987, l’équipe de World Circuit se lance à la recherche du guitariste de Niafunké, dont le nom était associé à une poignée de disques vinyles devenus introuvables. Arrivée à Bamako, l’une des cofondatrices du jeune label anglais fait passer son message par l’intermédiaire de la radio nationale. Banco ! Ali, de passage dans la capitale, se manifeste.
Quelques temps plus tard, le voilà en Europe pour y donner ses premiers concerts hors de son continent natal depuis 1968. Et en une après-midi, il enregistre les dix chansons d’un album qui scelle sa collaboration avec World Circuit. Cette relation, qui va durer jusqu’à la disparition de l’artiste en 2006, est bien plus qu’une incroyable success story illustrée par les 500.000 exemplaires vendus de Talking Timbuktu et deux Grammy Awards.
En réalité, elle s’avère fondamentale pour le développement d’un pan entier des musiques du monde, de la musique mandingue d’inspiration traditionnelle au blues africain du désert, sur un marché international dominé par les anglophones. D’autant plus que, dans le rôle du vieux sage soucieux de faire profiter les plus jeunes de son expérience sur le circuit occidental, Ali Farka Touré se révèle particulièrement entreprenant. Ils sont nombreux à sortir de l’ombre en revendiquant sa bénédiction ou une partie de son héritage : Toumani Diabaté, Bassekou Kouyate, Afel Bocoum, Samba Touré... Et à l’autre bout de la chaîne, les représentants de l’industrie musicale les attendent les bras ouverts.
Si Nick Gold, patron de World Circuit, tire avantage de sa position pionnière, ses concurrents anglo-saxons se placent aussi. L’intérêt qu’ils manifestent pour les musiciens de cette région du monde se vérifie au Festival au Désert, organisé au nord du Mali. Le guitariste britannique Justin Adams, complice de Robert Plant, s’y lie avec la bande des Tamasheq de Tinariwen qu’il décide de produire. La BBC, qui assure la couverture médiatique de l’événement, tombe sous le charme de Nuru Kane et invite le Sénégalais à Londres pour parler de sa prestation sur les dunes d’Essakane. Une opportunité que saisit World Music Network pour lui faire enregistrer en Ecosse l’albumSigil. Son compatriote Daby Baldé est approché par le même label vers lequel l’a aiguillé encore une fois la prestigieuse radio anglaise, très active dans son rôle de rabatteur.
Real World
A l’initiative du musicien pop-rock Peter Gabriel, le label Real World se positionne dès la fin des années 80 sur le créneau des musiques du monde. Il en devient rapidement un acteur de premier plan, à la fois en raison de ses choix artistiques, de sa puissance de feu financière et de la notoriété de son fondateur. L’état d’esprit qui l’anime confère une identité à cette structure capable de mettre en avant le Pakistanais Nusrat Fateh Ali Khan, un des chouchous du producteur, ou le Tanzanien Remmy Ongala, récemment disparu.
" border="0">">">De nombreux francophones d’Afrique figurent sur la liste de ceux qui ont profité de cette rampe de lancement. Dès 1989, c’est Tabu Ley Rochereau, une des gloires de la rumba congolaise. Le Malgache Rossy suit en 1991. Puis vient le tour de Papa Wemba, l’année suivante, avec Le Voyageur. Le registre, fort différent de celui qu’il a l’habitude d’exploiter à Kinshasa, trouble ses fans mais lui ouvre de nouvelles portes et lui donne une visibilité à laquelle il n’aurait pu prétendre autrement.Dans tous ces exemples, le choix de ces artistes francophones de travailler avec des partenaires anglophones s’explique autant par un certain pragmatisme que par une logique qui est celle des réseaux. Sans doute le rapport humain entre un producteur et l’artiste est-il plus simple dès lors qu’il ne se greffe pas sur les vestiges de l’histoire entre colonisateur et colonisé.
Le Sénégalais Cheikh Lô le reconnait volontiers, lui qui est resté fidèle à World Circuit depuis Ne La Thiass en 1996 et se félicite surtout du "respect"qu’on lui témoigne. "Je préfère travailler avec les Anglais", assure-t-il. "Professionnellement, ils vont doucement mais sûrement. Et ils ne t’imposent jamais quelque chose." Nuru Kane insiste lui aussi sur les qualités de ce dialogue :"Les Anglais ont tendance à te dire qu’ils vont te donner les moyens de faire ce que tu veux, parce que tu as acquis de l’expérience et tu as envie de faire quelque chose qui te plaise, sans être formaté. Mais c’est vrai qu’en France, souvent, les producteurs veulent que tu sois comme eux le souhaitent."
Approche économique
Selon le producteur Mauricien Percy Yip Tong, membre du programme Equation musique mis en place par le bras culturel du ministère français des Affaires étrangères qu’est CulturesFrance, cette approche humaine n’est pas une question de nationalité. En revanche, il pointe une différence essentielle dans l’approche économique : "Les opérateurs de France ont un avantage : d’avance, ils savent qu’ils vont avoir le soutien financier de tel ou tel organisme. Un producteur anglais doit tout de suite penser rentabilité, couvrir ses frais."
Subventionner la culture change la donne et n’est pas sans incidence sur le contenu d’un album qui, de fait, ne répond pas à des exigences de même nature. Pour autant, les produits non commerciaux ne se situent pas dans un seul camp, fait observer Percy Yip Tong. Et de comparer l’association Ali Farka Touré-Ry Cooder au projet 3Ma, réunissant les instruments à cordes du Malgache Rajery, du Malien Ballake Sissoko et du Marocain Driss El Maloumi, qui "a bien fonctionné dans les centres culturels français, mais l’impact commercial du CD n’a rien à voir avec celui deTalking Timbuktu".
En termes de distribution d’album comme de tournée, les possibilités offertes par les acteurs anglophones de la filière sont beaucoup plus vastes car les territoires sur lesquels ils sont présents sont plus nombreux. Les affinités entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis jouent à plein, tandis que les connexions avec les réseaux français s’avèrent presque inexistantes. De quoi continuer à attirer les artistes d’Afrique francophone qui ont pris conscience de l’intérêt à ne pas évoluer dans un périmètre étriqué. A moins que, dans une démarche plus radicale, tentés par le rêve américain, ils ne rejoignent de l’autre côté de l’Atlantique le Camerounais Richard Bona, le Malien Mamadou Diabaté, le Congolais Samba Mapangala, la Béninoise Angélique Kidjo...