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Surplus de l'humanité

Par Thibault Malfoy

Surplus de l'humanité

Au jeu des chaises musicales, il y a toujours un perdant qui reste debout quand tout le monde est déjà assis ; il est là les bras ballants, interdit et un peu gauche dans son ridicule, le nez en berne vers ses chaussures. Cet homme est de trop, et Ivan Tourguéniev lui a écrit son journal en 1850 : Le journal d’un homme de trop, qui paraît aujourd’hui en poche format XXS au petit Mercure, après avoir remporté un véritable succès lors de sa première parution en France en 1863. (Mais vous devez déjà savoir tout cela si vous lisez le blog de Pierre Assouline.)

Cet homme de trop atteint la trentaine et arrive le printemps, et la certitude que son état de santé ne lui permettra pas de voir le soleil d’été mordre à l’horizon de sa vie : « Oui, je mourrai bientôt, très bientôt. Les rivières vont dégeler, et moi je m’en irai, probablement avec la dernière neige, au fil de l’eau… » Dans l’attente de cette mort qu’il sait proche, le narrateur se met à tenir un journal où il projette de raconter sa vie, qui finit par se contracter autour d’un nœud d’amertume que le temps a fini par adoucir ; l’écriture servira non pas à trancher ce nœud mais à le rendre plus lâche, pour mieux le contempler et s’y enfermer : resserrer la corde autour de son cou puis attendre le dernier soupir.

L'insignifiance de sa vie peut donc se résumer à cet amour non partagé qu'il contracta dans une petite ville de la province russe. Il crut un temps avoir trouvé la place qui le fuyait et qu'il cherchait en vain depuis toujours, avant qu'elle ne se dérobe elle aussi à son tour, soufflée sous son nez par un prince pétersbourgeois qui finalement n'en fera pas usage. L'amertume et le ressentiment, le désir et la jalousie, l'espoir et la déception sont invoqués dans le cœur de cet homme pour le tordre et lui faire pleurer toute son âme russe, si masochiste, car à force de contempler sa souffrance - même sans complaisance -, on en vient à ne plus voir qu'elle et à en oublier tout le reste, à tel point qu'elle finit par devenir une compagne de substitution.

Le fatalisme de cette vie décidément trop ironique pèse de tout son poids sur cette conscience résignée qui se recroqueville sur elle-même comme une étoile s'effondre sous sa propre gravité. La valse des sentiments est exécutée avec la rage du désespoir et nous entraîne au plus profond du lyrisme russe et du talent de nouvelliste d'Ivan Tourguéniev. Les personnages sont pris dans la tourmente des vents de l'est, ballotés un moment puis recrachés exsangues, vidés par cette torture réciproque qu'est l'amour, pour reprendre une expression de Proust.

Et notre homme de trop, sur le lacis d'encre qui le mène à sa tombe, contemple le printemps qui s'installe dans ce long dégel qui fait gonfler les fleuves. Et à mesure que les neiges fondent, ses vanités s'évaporent et le laissent prêt à prendre congé de la vie : « je dois mourir, c'est tout ».

  • Le journal d'un homme de trop, d'Ivan Tourguéniev, Le petit Mercure, 4,20 €.

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