Si, dans un millénaire, des archéologues spécialistes du XXIe siècle exhumaient Le Pire de HaraKiri (Hoëbeke, 192 pages, 30 €), nul doute qu’ils s’interrogeraient sur la brutale évolution opérée par la société française depuis les années 1990. Car les thèmes abordés dans cet album richement illustré tranchent nettement avec la « morale » que nous connaissons aujourd’hui.
Le « pire » ici présenté reprend en effet vingt-cinq ans (1960-1985) de provocation où l’humour noir le dispute à l’irrespect, où le sexe rivalise avec la scatologie, où le « mauvais goût » devient un défi et s’érige en principe, dans la lignée des Dadaïstes ou des anarchistes de L’Assiette au beurre, cette revue satirique et libertaire du début du XXe siècle. Photos détournées, pastiches de romans-photos, fausses publicités, slogans corrosifs, tout participait à remettre en question l’ordre établi, à choquer les trop bonnes consciences, à tourner l’ordre moral en dérision, à ôter aux pouvoirs politiques, policiers et religieux le voile de respectabilité qui était supposé les protéger. Institutions, conventions, valeurs et société de consommation passaient sous les fourches caudines de l’outrance pour mieux dénoncer la tartufferie et l’imbécilité, les postures et les impostures.
Dans cette optique, l’équipe de gais lurons animée par Cavanna et Georges Bernier (le professeur Choron) avait choisi de s’attaquer autant aux abuseurs qu’aux abusés, aux victimes qu’aux bourreaux, aux minorités qu’à la majorité docilement silencieuse. Une telle démarche serait-elle envisageable aujourd’hui ? Dans plusieurs textes qui émaillent Le Pire de Hara Kiri, Cavanna et Jackie Berroyer relativisent la situation en affirmant qu’à l’époque où le journal était publié, la censure sévissait tout autant, ce qui explique les interdictions de publication (cinq entre 1961 et 1982) qu’ils durent subir.
Cependant, comme ils le soulignent eux-mêmes, ces sanctions émanaient du ministère de l’Intérieur, donc de l’Etat. Aujourd’hui, le paysage s’est considérablement modifié ; l’Etat, ayant compris qu’il n’avait rien à gagner à jouer les censeurs, a introduit indirectement dans la réforme du Code Pénal de 1993 la notion assez perverse de « privatisation » des poursuites en ouvrant au moindre groupuscule pudibond le droit de porter plainte contre toute forme d’expression qui viendrait à lui déplaire. Ce changement fut capital, dans la mesure où il fut concomitant d’une montée en puissance du « politiquement correct » et d’une judiciarisation de la société (ce que Philippe Muray appelait fort justement « l’envie de pénal »), deux produits nocifs pour la liberté d’expression, importés d’Outre-Atlantique et, curieusement, exploités sans modération par une gauche devenue bien-pensante, que l’infantilisation des citoyens ne révolte plus.
Dès lors, il est devenu impossible, pour les humoristes, de rire de tout, et, pour les artistes, d’aborder certains sujets abusivement qualifiés de « sensibles » sans encourir des poursuites immédiates ou des sanctions (Stéphane Guillon et Didier Porte en ont fait les frais). Un moyen efficace pour faire « rentrer dans le rang » les joyeux malfaisants et les mauvais esprits trop critiques…
Voilà pourquoi, par exemple, les planches féroces des pages 30 et 31, qui concernent les handicapés, ne pourraient aujourd’hui voir le jour (souvenons-nous de Patrick Timsit, piteusement contraint à la repentance), pas plus que celles des pages 66 (sur la prostitution enfantine), 159 (sur l’inceste) et 174 (sur la pédophilie) ; pas plus que celles, entre autres, des pages 76, 77, 90 (celle-ci dérivée de L’Origine du Monde de Gustave Courbet) et 101 parce qu’y apparaissent des sexes, masculins ou féminins au nom ici, bien entendu, de la protection des mineurs. Pas davantage que d’autres illustrations où il est question des vieux, des femmes, des Noirs, des Arabes, des Juifs (souvenons-nous de l’affaire Siné), des enfants martyrs ou des animaux maltraités. La bien-pensance actuelle a créé une cohorte de nouveaux tabous ; elle entend protéger les minorités comme on préserve les espèces animales menacées au nom, paradoxalement, de la dignité humaine, un mélange des genres qui n’a rien de rassurant.
En outre, imaginerait-on aujourd’hui les slogans de « Bison bourré » invitant à « trinquer à 140 à l’heure » sans une réaction des associations contre la violence routière et des mouvements hygiénistes ? Où celui indiquant, photo à l’appui, « Profitez de ce qu’on vous colle une amende pour pisser sur le flic », alors qu’une innocente publicité pour les poulets de Loué a dû récemment être retirée par ses annonceurs ?
Ce livre témoigne donc d’une époque où l’on savait encore comprendre le second degré, où les créateurs n’en étaient pas réduits à l’autocensure, où l’on riait de l’humour grinçant d’un Coluche ou d’un Pierre Desproges sans faire ensuite acte de contrition, où les grincheux ne saisissaient pas le moindre prétexte pour s’ériger à bon compte une tribune dans les prétoires et s’enrichir aux dépens des récalcitrants. Une époque enfin, où, loin de nos lâchetés actuelles face au totalitarisme mou du politiquement correct, l’on savait prendre des risques : Jean-Christophe Averty à la télévision, Francis Blanche à la radio, n’hésitaient pas à soutenir Hara Kiri en dépit de sa « mauvaise réputation » ; des écrivains de renom, comme Raymond Queneau où Jacques Sternberg y prêtaient parfois leur plume.
Non seulement Le Pire de Hara Kiri est un livre réjouissant, mais encore il se présente comme le vestige d’une liberté d’expression aujourd’hui émoussée, faite d’insolence, d’irrévérence et de courage. Un document archéologique, en somme.
Illustrations : Photo page 66 - Photo page 175 - Photo page 85.