Suite du Miroir de la liberté :
La suprême Puissance d'illusion (māyā)
Est la tendance de Śiva à se trouner vers l'extérieur,
Vers une manifestation séparée (de soi)[1].
C'est à cause d'elle qu'une esquisse d'objectivité
Se fait jour dans les états dits "de l'Éternel Śiva" et "du Seigneur"[2]. 10
Tel est le tattva nommé Māyā,
Quand Śiva jette un voile sur lui-même.
Par le pouvoir de cette (Māyā),
Śiva lui-même considère toute chose
Comme un "cela" séparé (de lui, des autres choses et des autres sujets). 11
Confus, il s'identifie[3]
Au corps et autres (objets)
Pourtant privés de conscience.
Et, totalement délimité[4] à cause de cette (Puissance) d'illusion,
Il n'a plus aucune conscience de sa nature de conscience. 12
On le nomme alors "homme"[5].
Il semble être étouffé par une sextuple camisole :
Le temps, la compétence, la science,
L'attachement, la nécessité et l'illusion elle-même. 13
Le temps est la succession (des phénomènes).
Parce que (Śiva) s'identifie
Au corps, etc. qui sont pourtant (des objets) inertes,
Cette succession affecte l'objet connu. 14[6]
Même en ce monde (impur car limité et factice),
L'homme à la capacité de connaître et de faire certaines choses.
Et il faut comprendre que ces capacités, (mêmes limitées),
Sont la science et la compétence (du sujet) limité par la (sextuple) camisole[7]. 15
L'attachement qu'il porte à ses propres membres
- Son corps et autres objets de sa dilection[8] -,
Comme s'ils étaient investis de qualités éminentes,
Est l'attachement[9] de cet homme, dit-on. 16
Cette Puissance du Seigneur
Qui s'oppose à la liberté de l'homme
Est la nécessité qui le régule par des lois
Dans toutes ses actions et toutes ses cognitions[10]. 17
Etouffé par cette camisole,
L'homme transmigre en maintes matrices
Faisant l'expérience du malheur et du bonheur
Au paradis, en enfer et chez les mortels. 18
Le sujet est nommé "Seigneur" par convention
Quand il détient la Puissance de la (Pure) Science.
Mais ici-bas, dans le cycle du saṃsāra,
Il est appelé "minus", "bétail" ou "vivant". 19
Le Seigneur suprême joue à déchoir.
D'un côté, il devient ainsi un vivant de peu de savoir
Et, de l'autre, il devient une nature faite
D'organes avec leurs effets respectifs[11]. 20
Même s'il devient ainsi,
Dieu ne déchoit en rien de sa propre nature
Parfaite de suprême Śiva :
Telle est la suprême liberté śivaïte. 21
Balajinnātha Paṇḍita, Le Miroir de la liberté (Svātantrya-darpaṇam), Munshiram Manoharlal, Delhi, 1993
[1] En fait, cette manifestation de la dualité dans l'oubli de 'unité se caractérise par une triple différenciation : entre le sujet et l'objet, entre les objets, et entre les sujets.
[2] Autrement dit, la Puissance d'illusion s'actualise déjà dans les cinq tattvas dits "purs", puisqu'en eux le "cela" qui caractérise l'objectivité apparaît déjà. Mais dans ces formes d'expérience pures, la conscience se manifeste comme illusion, comme apparence d'une séparation, sans pour autant être dupe de cette illusion. Bien plutôt, la dualité y apparaît comme une libre manifestation de soi. Dans les tattvas impurs, au contraire, la dualité est comprise comme une manifestation extérieure à la conscience. Notons que cette Puissance d'illusion n'est pas comptée au nombre des 36 tattvas, mais elle définie, car de fait elle constitue l'élément commun à tous les tattvas impurs. La hiérérachie des 36 n'est pas une invention de la Pratyabhijñā. Elle est le fruit d'une élaboration séculaire au sein de différentes sectes. Abhinavagupta et les autres penseurs de la Pratyabhijñā doivent donc s'accomoder d'un schéma qui ne leur convient pas parfaitement. Cependant, les grandes lignes sont claires : il existe une conscience qui se manifeste comme objet (le corps et tous les phénomènes qui constituent les mondes). Quand elle se ressaisit comme se manifestant en ces objets innombrables sans oublier sa liberté native, c'est l'expérience pure (les cinq premier tattvas). Mais quand elle se prend pour le corps, objet parmi d'autres, c'est l'expérience impure, dont fait partie notre monde.
[3] Il "prend erronément en tant que son Soi".
[4] Délimité dans le temps, dans l'espace et dans la forme.
[5] C'est le puruṣa du Sāṃkhya.
[6] Le sujet connaissant s'identifie à un objet temporel : "J'étais jeune, je suis adulte, je serais vieux". Il projette alors cette vision temporelle sur les objets, qui deviennent passés, présents ou à venir. Cette succession des phénomènes est ensuite synthétisée de diverses manières, donnant ainsi naissance aux actions. Le temps et l'action sont des constructions. Mais ces constructions ne sont possibles que parce que le sujet est en réalité permanent (nitya) : il est la synthèse des phénomènes, il est l'action, il est justement l'activité de constructions d'un sujet et d'un monde factice. C'est en cela que la Pratyabhijñā se distingue du bouddhisme Yogācāra. Ce dernier ne voit dans l'activité constructrice (vikalpa) qu'un fonctionnement mécanique, alors que la Pratyabhijñā y voit la libre créativité de la conscience.
[7] Autrement dit, même si le libre-arbitre et le savoir humains sont limités, elles sont en réalité la libre conscience qui se contracte librement. Même limitée, la conscience reste ce qu'elle est. Il faut voire que l'idée de contraction (saṃkoca) est prise en un sens positif : la conscience se contracte librement. Elle ne se divise pas, elle ne s'ampute pas. Elle se contracte, ce qui revient à dire ses pouvoirs changent d'échelle, mais pas de nature, de même que l'homme qui choisit d'obéir à une loi ne renonce pas pour autant à sa liberté.
[8] Cela peut être le corps, mais aussi une maison, des enfants, de l'argent, une religion, etc.
[9] rāga : attachement, coloration, conditionnement affectif.
[10] Cette nécessité - ce déterminisme- est le visage que prend la liberté quand la conscience oublie librement sa liberté et s'identifie librement à des objets privés de liberté souveraine. Finalement, ce qui est déterminisme pour le sujet limité, factice, est liberté pour le vrai sujet.
[11] La conscience immédiate de soi semble se diviser en sujet et objet. Le sujet limité fait face à un monde, une nature inerte, étrangère. Notons cependant que la nature (prakṛti) est définie comme si elle était un corps constitué d'organes (karaṇāni) causes de leurs objets (kārya). Ainsi la nature, ces sont les yeux ou les bras, qui sont les causes les formes, des couleurs et des choses préhensibles. Jusqu'au bout, l'objet demeure subordonné au sujet.