Magazine Culture

Le lièvre de Patagonie de Claude Lanzmann

Par Marcalpozzo

beckmanthenight.jpg

On retiendra de Claude Lanzmann, le prodigieux documentaire, Shoah. Ressusciter, dans un film de six heures, l’une des plus grandes tragédies du XXe siècle. Cet homme de la mémoire, dont la force et la patience de revenir sur un passé profondément douloureux fut unaniment salué, voulut prolonger ce travail rétroactif. Assumer l’entreprise de grande ampleur que représente le témoignage puissant qui nous dit notre siècle, bardé de tragédies, d’horreurs, mais également d’un sens indéniable de la liberté. Un livre de mémoires aux confins du XXe siècle.

Nous sommes des naufragés de l’histoire. Ne l’oublions pas ! Nous sortons à peine de l’aventure divagante, ténébreuse auquel le siècle dernier est mêlée, intriquée à l’esprit de grande vitesse, de progrès industriels et techniques, de morts mécanisés ; le mot de passe oublié de ce siècle est celui de l’Histoire enténébrée, dont l’absence d’horizon, dont l’impossible ailleurs laisse planer le spectre, la bête increvable du crime imprescriptible. Il nous fallait, pour rapporter les pièces à conviction d’un siècle dont la nuit tortueuse et tragique a marqué notre regard, une prose magnifique, une langue à l’intérieur de la langue elle-même. Il nous fallait un texte-monde qui remplisse les trous de mémoire, analyse, pourvoit le sens contre le nihilisme, le tournant de l’oubli. J’imagine quelques lecteurs, incrédules devant mes mots, trouver les propos osés. Il n’en fallait pas moins pour dénoncer l’ampleur de l’entreprise.

le_lievre_de_patagonie_claude_lanzmann_folio_likoma_fr_listing.jpg
Le lièvre de Patagonie est un livre de Mémoires. C’est un long texte écrit contre l’oubli. Le lièvre contre la tortue. Le lièvre comme le temps qui vous file entre les doigts, efface les traces du passé, et la tortue qui, prenant son temps, lentement, progressivement, rassemble les pièces à conviction, comble les oublis, colmate les trous de mémoires, archiviste du monde, recueille, regroupe, assemble, hiérarchise, range ; c’est le livre d’un travailleur forcené qui, contre l’oubli d’un  passé douloureux, lègue une œuvre évoquant un bout de l’histoire humaine, son terrible, parfois terrifiant XXe siècle. C’est le lièvre qui, à l’inverse des hommes, parvenait à s’enfuir des camps de concentration, en se faufilant entre les barbelés. C’est la fuite du temps, et la peur de la mort par l’oubli. Mais c’est aussi un livre qui se pose l’âpre question du courage : « La question du courage et de la lâcheté, on l’aura bien compris sans doute, est le fil rouge de ce livre, le fil rouge de ma vie. »

L’histoire de la Shoah se mêle, parfois se brouille, avec l’Histoire universelle et le grand récit de la fin de l’Histoire. Mais Hegel a déserté la scène tragique de l’histoire du XXe siècle, siècle de la mort de masse. C’est surtout l’histoire du maître et de l’esclave de sa Phénoménologie de l’esprit : le maître qui, affrontant sa peur de mourir, devient maître parce qu’il a mis sa vie en jeu, alors que l’esclave, trop attaché à sa propre vie, accepte la soumission, préférant de loin celle-ci à la mort.

L’histoire du XXe siècle, –peut-être plus que tous les autres ? – aura été le siècle du courage et de la lâcheté, des engagements, des convictions, des idéologies, des menaces politiques, des amitiés et des discordes, du travail de mémoire, voire du devoir de mémoire, pour reprendre la formule de Primo Levi qui fit grand bruit.

Ce livre est donc l’histoire de son film Shoah. C’est l’histoire des Temps modernes – qu’il dirige depuis vingt deux ans. Les hommes célèbres du siècle dernier s’y croisent. Les anecdotes, les situations troubles, les événements tragiques, et les événements heureux. Ça n’est pas un contre cruel du vingtième siècle. Loin de là, c’est le récit, mesuré, raconté dans une prose puissante et parfois troublante, d’un petit morceau de notre histoire collective, où il n’a jamais été autant question de la liberté dans des moments saturés d’horreur et de tragique. C’est le livre de la pensée, de la passion, de la jeunesse, de la joie, de l’engagement, du choix, et de la grande absurdité des destins qui devaient se rencontrer, entre courage et lâcheté, solidarité et couardise.

Pas seulement un beau livre de mémoires à mes yeux, déjà un classique du genre.

(Etabli à partir de Claude Lanzmann, Le lièvre de Patagonie, Gallimard, Folio, 2010.)
(Paru dans Le Magazine des Livres n°28, jan-fev 2011)


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Marcalpozzo 8422 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines