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Edem Kodjo : Lettre ouverte à l'Afrique cinquantenaire

Par Gangoueus @lareus
Il me semble intéressant en tant que lecteur et chroniqueur de me situer par rapport à l’auteur. C’est une bille supplémentaire que j’apporte qui peut expliquer mon enthousiasme ou ma réserve sur un texte. Edem Kodjo est l’un des premiers hommes d’état africains que j’ai connu dans ma prime enfance. Et pour cause, il était à cette époque, secrétaire général de l’Organisation de l’Unité Africaine. Il est resté dans mon imaginaire à l’instar d’Idé Oumarou, une figure emblématique et active de cette organisation…
Récemment, j’ai eu le plaisir d’écouter cet homme d'état à une rencontre organisée par Gallimard dans le cadre très coquet de la Maison de l’Amérique latine de Paris, à l’occasion de la parution de sa lettre ouverte à l'Afrique cinquantenaire. Ce fut très intéressant de le voir exprimer son indignation quant à la condition actuelle du continent africain et le peu d’ambition des élites africaines. Tout cela étant formulé avec une forme de classe et de respectueuse ironie quand il évoque l’Afrique cinquantenaire qui danse encore et toujours… Mais sous ce masque affable, il me semblait percevoir une sourde colère de l’homme qui ne s’accoutume pas du fait, qui n'accepte pas cette dernière place assignée à son continent bien-aimé. Le paradoxe pour moi étant qu’Edem Kodjo restait tout de même, un homme de pouvoir, homme de premier plan de la construction africaine, qui a été à deux reprises premier ministre de son pays, donc en mesure de faire bouger les choses au moins au Togo sinon au niveau continental.
Un point percutant de cette rencontre fut l’interpellation du critique littéraire Boniface Mongo-Mboussa, lecteur de « Et demain l’Afrique », qui ne désespère pas de lire une autobiographie d’Edem Kodjo, le littéraire, sur sa vie d’homme d’état africain depuis les indépendances. Un sacré legs pour les générations à venir.
Quand on rentre dans le texte, on pénètre au coeur de la colère d’Edem Kodjo. Il n’y a qu’à compter le nombre de points d’exclamation que l’on dénombre dans cette première phase de la lettre. Ah oui, ne vous attendez pas un essai. Ici, il n’y a que la passion d’un fils pour sa mère nourricière, le cri déchirant qu’un homme lance à ses contemporains. Et le verbe est là pour soutenir son propos, sa charge de mots, son interpellation. On en appelle aux disparus, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et bien d’autres.
Edem Kodjo : Lettre ouverte à l'Afrique cinquantenaire
Dans cet éclat de voix, il y a d'abord de l'exaspération. Le cinquantenaire ne serait se résumer à un événement festif. Il y a aussi le temps de l'interrogation. Il y a une forme de questionnement, de remise en cause chez cet homme qui parait exceptionnel en ces temps de commémoration. Car étrangement, il ne fait pas le procès d'une catégorie d'africains. Non, ceux qui s'attendent à voir quelques chefs d'état épinglés par Edem Kodjo, en auront pour leurs frais. Il n'y a pas une dénonciation des manipulations de puissances extérieures, tellement il semble évident pour ce dernier que nous nous trouvions là dans l'ordre des choses. C'est une interpellation collective, un appel à la responsabilisation de chaque africain. Ecoutons-le.
Vérité profonde, indéniable, toujours vérifiée et avérée au long des âges, au long des temps, et qui s'impose aujourd'hui à toi, chère Mère-Afrique! Tes enfants sont ta matière première et ta première richesse, mais je veux parler d'enfants debout, droits comme des baobabs, prêts pour la lutte et la souffrance, ne redoutant ni épreuves ni tourments, des enfants éduqués, conscients et consciencieux, torrentueux, tournés vers l'action, ayant comme idéal ton destin et pour objectif  ton avenir. Oui, de solides enfants, de corps, de coeur et d'âme; non pas des crapules qui arpentent les chaussées de tes cités à la recherche du gain facile et de l'arnaque aisée; non pas ceux qui bayent aux corneilles, mollusques avachis et qui prétendent faire du commerce, non! de vrais hommes et de vraies femmes qui savent ce qu'effort veut dire... qui sont convaincus qu'ils ont entre leurs mains leur propre sort et que leur destin ne se forge pas ailleurs, qui ne perdent pas leur temps à s'en prendre à d'autre, lorsque l'horizon s'assombrit et que le quotidien se complexifie.
page 40, édition Gallimard
Puis de citer Césaire :
L'heure de nous-mêmes a sonné.
L'heure de la réforme. L'heure de la refonte.
La rigueur , encore la rigueur, toujours la rigueur et nos nations seront sauvées. La rigueur personnelle, dans la pensée, dans le comportement, dans le mode de vie, est la pierre philosophale contemporaine. La méthode sourd de la rigueur qui, elle-même, s'appuie sur la méthode. La rigueur appliquée à soi-même détermine les habitudes de vie. On y reviendra sans doute. Pour l'instant admettons que l'ascèse est primordiale :  elle conduit à une gestion plus économique de soi, à l'épargne, à une moindre vénération de l'argent roi, à une conception de la vie qui ouvre d'autres perspectives que des idéaux matérialisés, trivialisés, dépouillés du spirituel, essentiellement tournés vers l'accumulation des biens et la subordination de tout succès à l'énormité d'un compte en banque.
La rigueur en société résulte, bien entendu, de la rigueur personnelle : l'exactitude, la ponctualité, la loyauté, la parole donnée, la parole tenue, la franchise, le respect de soi, le respect scrupuleux de l'autre l'honnêteté. Les africains ne peuvent pas se construire ni construire leur continent sans ces prémisses et ces fondements.
page 53, édition GallimardLa grande proposition de ce texte est l'appel à l'unité panafricaine d'Edem Kodjo. Il y a toujours cru et il continue à y croire. C'est une évidence, que les micro-états hérités de Berlin sont une entrave au développement du continent. A une heure où la mondialisation impose les rapprochements des états en superstructures, la logique des micro-états africains hérités de Berlin, où s'entredéchirent les poplations recomposées et juxtaposées de nations précoloniales, est une réelle entrave. L'enjeu est la prise de conscience par chaque africain de cette necessité de rassemblement est la seule planche de salut de continent.
Oui, c'est une lettre gorgée par la passion d'un homme à l'endroit de la terre qui l'a vu naître. Une lettre qui je l'espère, sera lue par nombreux fils et filles de cette Afrique cinquantenaire à l'issue de la décolonisation, mais millenaire au-delà...
Bonne lecture,
Edem Kodjo, Lettre ouverte à l'Afrique cinquantenaireEditions Gallimard, collections Continents noirs77 pages, 1ère parution en 2010
Vous pouvez écouter Edem Kodjo au sujet de son livre sur France CultureLire également les commentaires d'Adjete et de Kangni Alem.

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