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Bagatelles pour un ministre de la Culture

Publié le 23 janvier 2011 par Doespirito @Doespirito

Mon cher Frédo,

J'espère que tu vas bien. Tu permets que je te tutoie ? Je dis toujours "tu" à ceux que j'aime et toi, tu commences à me plaire. Je sais, ce n'est pas de moi, c'est de Pierre Desproges. Mais là n'est pas la question. Je te parle un peu directement, voire vulgairement, car je ne veux pas que tu oublies que tu n'es qu'un ministre issu provisoirement d'un peuple dont je fais partie et à qui tu peux rendre des comptes. Et puis j'en ai marre qu'on t'appelle Mitterrand tout court. Je préfère définitivement l'autre qui porte mieux son nom tout court que toi.
Frédo, mon gars, c'est trop tard, ce que tu as fait... C'est trop tard, car Céline fait partie de notre patrimoine. Oui, lui, l'antisémite abject, le graphomane puant, le scribouillard nauséeux, il a écrit aussi les plus belles pages de la littérature française. Et tu le sais. Des tas de gens les ont lues, ces pages. Des tas de gens s'en sont inspirés, les ont copiées, en ont fait leurs choux gras. Quel est l'écrivain de l'après-Guerre qui n'ait pas été influencé par Céline ? Frédéric Dard ou Charles Bukowski, pour n'en citer que deux, savaient ce qu'ils lui devaient. Son style haletant, cette langue orale projetée sur le papier, qu'il définissait comme «sa petite musique», qui ne s'en est pas inspiré ? Ça ne sert à rien, tes déclamations ampoulées ! Céline appartient à la France, point barre.
Evidemment, la partie semble gagnée, du moins pour cette année. Serge Klarsfeld était dans son rôle, rien à dire. En temps normal, tu lui aurais tenu tête. Mais là, tu ne décides de rien. C'est l'Elysée qui t'a demandé de virer Céline du recueil des célébrations nationales 2011, alors que toi, ça ne t'avait pas gêné plus que ça quand il s'était agi de valider le choix des experts qui l'ont constitué. Tu ne sers à rien, tu ne décides de rien. Si : commande-toi une pizza, si ça te fait plaisir.
Je ne suis pas idiot, tu sais. Je sais bien que ce ne sont pas les valeurs de la République qui sont la cause de cette éviction. Les élections se profilent, donc pas de polémique dans la culture. Circulez, il n'y a rien à voir, et surtout pas Céline. Avec tes allures onctueuses d'évêque, c'est toi qui a donné le coup de grâce à ce qui aurait naturellement dû avoir lieu. Pourtant, dans l'avant-propos que tu signes, sur le site dédié des Archives Nationales de France, tu es très clair :
«Me conformant à l’usage qui invite à former des vœux à l’intention de tout heureux jubilaire, j’exprimerai celui que notre Recueil puisse gagner en diversité et puisse aiguiser encore (...) votre goût de la découverte, pour matérialiser de mieux en mieux la conscience historique des Français, en commémorant les heures sombres comme en solennisant les dates fastes, en faisant également surgir des ténèbres d’une mémoire, parfois ingrate, des personnalités, des lieux ou des événements qui ont pris leur part dans la fresque qui conduit jusqu’à nous.»
Je ferme les yeux et j'entends ta voix quand tu commentes à la télé le destin tragique de la princesse de Monaco. Ton débit lénifiant dégouline sur tes envolées lyriques comme une béchamelle sur un gratin de choux-fleurs. Sois gentil, efface-moi ce texte du site internet des Archives. Ce n'est pas la peine d'écrire ça et de faire le contraire. A tes yeux enfin décillés par la voix tonnante de Klarsfeld et l'injonction de l'Elysée, Céline doit maintenant retourner aux oubliettes de la conscience collective de la République que tu incarnes, rue de Valois. Les pamphlets orduriers, les propos insoutenables tenus dans ses lettres, ses articles, ses publications, les prises de position insoutenables, tout cela devrait confiner l'œuvre de Céline dans notre part d'ombre collective ? Eh bien non, désolé, elle y est déjà, dans notre conscience collective. Elle nous appartient. Elle nous a pris aux tripes et ne nous a plus lâchés, nous ses lecteurs. Près de 80 ans après sa parution, on se souvient encore du Voyage au bout de la nuit. Qui se souviendra de tes mièvreries télévisuelles, dans 80 ans ?
Tu as de la chance. Même les thuriféraires de Céline se la jouent faux derche et petit bras. On attendait des grondements furieux, on a des pets de lapin. Dans le Monde, Philippe Sollers se dit «absolument atterré (...). Le ministre de la culture est devenu aujourd'hui le ministre de la censure.» T'as peur, hein, mon Frédo ? Et BHL renchérit, toujours dans le Monde : «Il ne faut surtout pas s'opposer à la commémoration de Céline. Cette commémoration doit précisément servir à explorer l'énigme qui fait que l'on peut être à la fois un très grand écrivain et un parfait salaud.» Tu fouettes, hein, mon Frédo ? Et Finkielkraut, si prompt à s'enflammer, il te fait les gros yeux : «Je ne suis pas sûr qu'un tel écrivain ne doive pas faire l'objet de commémoration. Oh, mais c'est très méchant ce qu'il dit là ! Tu vois, tu l'as énervé aussi, faut dire, avec ton gilet sur ta bedaine d'écclésiastique. Et Luchini, qui s'est fait des couilles en or en déclamant du Céline et en se gaussant des faiseurs ? Qu'est-ce qu'il en dit, ce pénible chéri de ces dames ? Il juge cette polémique "consternante" et "insoluble". Ouah ! Ça mon vieux, tu devrais pas t'en remettre, Frédo. C'est de la prise de position solide, percutante, décapante, découpante ! C'est du rasoir, de la feuille de boucher à découper le plat de côte... Ça claque sur le billot... Ça vous fend les cervelles en deux...
Ça me déprime que la prime aille une fois encore à la misère intellectuelle. Qu'un président qui dit adorer Céline (j'espère au moins qu'il en a lu plus qu'une quatrième de couverture..) préfère ses électeurs à ses convictions, c'est déjà déprimant, même si on y est habitué. Remarque, c'est un peu comme pour la Princesse de Clèves : une phrase assassine lâchée devant une poignée de courtisans obséquieux. Et puis rien derrière. La princesse de Clèves est toujours au programme. Pareil pour Céline : on l'aime bien, mais il nous coûte trop cher en électeurs.
Mais merde, à la fin, remue-toi : appelle BHL, et dis-lui de bouger son cul, qu'il hurle et qu'il tonitrue ! Déboule chez Finkelkraut, sors-le de sa chambre et attrape-le par le kolback, qu'il aille courir les plateaux télé ! Va réveiller cette feignasse de Sollers, qu'il aille promener son fume-cigarette ailleurs que dans le 6e, qu'il leur crache sa fumée à la gueule, qu'il leur dise de revenir sur leur position, à tous ces viandards de la Culture. Et Luchini ? Défonce sa porte, secoue-le comme un prunier, dis-lui qu'au lieu de faire le cagou chez Taddéï, qu'il vocifère, qu'il interpelle les masses, qu'il pisse sur la moquette, qu'il déchire son permis et sa carte d'électeur, qu'il mette le feu à ses billets de banque. Surtout, qu'il cesse de parler juste pour faire glousser les pétasses du 1er rang et tous les machos foireux du deuxième.
Dis leur, à tous ces pusillanimes, que tu ne partiras pas tant que vous n'aurez pas lancé ensemble une vraie célébration. Une célébration juste, profonde, argumentée, avec des chercheurs à fond sur la face lumineuse et la face noire de Céline. Avec des pour et des contre, des de mauvaise foi, des menteurs, des érudits, des céliniens bêlants, des céliniens inquiétants, Klarsfeld, le Pape, le dalaï-Lama, tous, tout le monde. Et ses textes expliqués, réexpliqués, lus et relus, commentés assassinés. On est assez grand ! On est un grand peuple. On a lu tous les livres ! On sait faire la part des choses ! Pour se faire une opinion, on n'a pas eu besoin de vos clowneries politico-libido-amino-acides ! On veut Céline tel quel !


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