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Affaire Céline : L’honneur perdu de Frédéric Mitterrand ?

Publié le 24 janvier 2011 par Savatier

 Entre ses « regrets » au peuple tunisien et le retrait de Louis-Ferdinand Céline des commémorations nationales de 2011, le ministre de la Culture n’en finit pas de tourner avec le vent. S’agissant de ce dernier exemple, en termes militaires, cela s’appelle une « capitulation en rase campagne », en termes de danse, il s’agit d’un tango : un pas en avant, deux pas en arrière. Dans les deux cas, c’est une certaine conception du courage politique qui est à l’œuvre. A l’époque du Général, une démission eut été de rigueur, mais nous ne sommes plus en ces temps où l’honneur avait encore une signification précise et où le locataire de la rue de Valois avait pour nom André Malraux.

Ce qu’il y a de consternant, d’affligeant, dans cette affaire Céline, tient autant à la forme qu’au fond. En tentant d’accréditer l’hypothèse invraisemblable suivant laquelle il n’avait découvert la présence de l’auteur du Voyage au bout de la nuit dans le Recueil des célébrations nationales que tardivement, alors que la brochure avait déjà été imprimée et incluait une introduction dont il était le signataire, Frédéric Mitterrand montre la considération dans laquelle il tient à la fois les membres du Haut comité chargé d’établir la liste des commémorations et l’ensemble du public. Ce « bon peuple » était-il si facile de leurrer que le ministre crut bon d’ajouter que sa décision n’avait pas été prise « sous le coup de l’émotion ou de pressions contradictoires », mais « après mure réflexion », alors que chacun sait qu’elle ne fut qu’une soumission au diktat de Serge Klarsfeld ? L’opinion jugera.

Le fait qu’il n’ait, par ailleurs, pas trouvé opportun d’avertir de sa décision Henri Godard, universitaire mondialement reconnu comme spécialiste de Céline (c’est lui qui a établi l’édition des Romans dans la Pléiade) et impliqué dans cette commémoration, qu’il lui ait enfin tourné le dos lors de sa conférence de presse en guise d’explication, ne relève pas non plus du simple manque de courtoisie. C’est un signe clair du peu d’importance qu’il accorde aux universitaires et de la crainte qu’il éprouve de les affronter sur leur terrain. J’en parle d’autant plus librement que j’avais défendu Frédéric Mitterrand et sa liberté de romancier dans ces colonnes lorsque son livre, La Mauvaise vie, avait fait l’objet d’attaques assez basses, en marge de l’affaire Polanski.

Quant au fond de cette décision – une première, semble-t-il – de supprimer au débotté le nom de Céline des commémorations de 2011, il relève d’une censure peu glorieuse et dangereuse.

Peu glorieuse, car, comme l’a fait remarquer Philippe Sollers, s’il « est insensé qu’un citoyen demande de retirer un auteur de l’importance de Céline d’un volume officiel paru avec la validation du ministère de la Culture », il est encore plus insensé de donner droit à une telle injonction. Parce qu’il s’agit bien d’une injonction faite à l’Etat, le texte du communiqué de Serge Klarsfeld ne laisse sur ce point aucune ambigüité : « Frédéric Mitterrand doit renoncer à jeter des fleurs sur la mémoire de Céline. »

Personne ne contestera la légitimité du président de l’Association des fils et filles de déportés juifs de France à représenter les intérêts de ses adhérents et la mémoire de leurs ascendants assassinés par les Nazis. En revanche, sa légitimité à distribuer les bons et les mauvais points, à s’ériger en directeur de conscience, voire en directeur littéraire, est plus que douteuse. Dans Le Point du 23 décembre 2009, il avait déjà donné son nihil obstat à la canonisation de Pie XII tout en s’attaquant à de Gaulle « considéré comme un saint en France », avait-il ajouté non sans d’évidentes arrières pensées ; aujourd’hui, il s’en prend à Céline, non à la gloire de la littérature française reconnue dans le monde entier, mais à l’antisémite virulent, comme si l’œuvre et l’homme ne faisaient qu’un bloc, comme si les romans disparaissaient derrière une poignée de pamphlets odieux. L’art et la morale n’ont jamais fait bon ménage, Baudelaire l’avait déjà compris lorsqu’il fut condamné pour ses Fleurs du mal. Et, dans l’échelle des valeurs, l’art doit toujours l’emporter. Or, ici, c’est une morale qu’un homme veut imposer à tous, déniant à chacun le droit et la capacité de porter un jugement.

Non seulement cette démarche constitue un défi à l’honnêteté intellectuelle, mais elle est en outre parfaitement contreproductive. Il fallait, en effet, profiter plus que jamais de cette commémoration pour mettre en perspective l’œuvre littéraire et les pamphlets, pour étudier la première et dénoncer les seconds, pour percer enfin l’abcès polémique né autour de cet écrivain à deux visages, qui ne cesse de miner la littérature française depuis tant de décennies. Aujourd’hui, le seul résultat qu’aura obtenu M. Klarsfeld sera, comme le redoute à bon droit Alain Finkielkraut, « d’accréditer l’idée que le lobby juif fait la pluie et le beau temps en France. » Amère et piteuse victoire !

Pourtant, le plus à blâmer n’est pas ici celui qui exige la censure, mais celui qui cède à son diktat alors que son devoir est de défendre la culture française à l’intérieur et au-delà des frontières. Car ce qui est aussi honteux que dangereux, dans la décision de Frédéric Mitterrand, dépasse de beaucoup le cas de Céline. En faisant acte de soumission à une simple association, le ministre ouvre en effet une boîte de Pandore communautariste qui risque d’empoisonner notre vie culturelle pour les années à venir, car aucune commémoration ne reflètera jamais le « consensus » que, selon son cabinet, requièrent les « valeurs de la République ». Il se trouvera toujours des comités Théodule (pour reprendre un mot de Charles de Gaulle) ou des syndicats d’intérêts pour contester tel ou tel choix au nom de particularismes communautaires.

S’agissant d’antisémitisme, pourquoi ne pas avoir d’ailleurs éliminé, en plus de Céline, les noms de Théophile Gautier et de Blaise Cendrars des commémorations de 2011 ? Le premier laissa des lignes peu amènes sur les Juifs dans Constantinople, le second écrivit en 1936 un livre aux accents antisémites, Le Bonheur de vivre, qui ne fut certes pas publié, mais dont des extraits explicites figurent dans la première édition de la biographie qu’écrivit sa fille Miriam chez Balland en 1984 (ils furent retirés des éditions suivantes).

Et, comme il convient d’être cohérent, il n’y a aucune raison que cette « jurisprudence Mitterrand » sur l’antisémitisme ne s’applique pas dans l’avenir à Huysmans, aux frères Goncourt, à Degas, à Renoir, à Jean Genet ou à Marcel Jouhandeau. Dans le même esprit, Voltaire ne devrait pas davantage être célébré, à la demande conjointe, cette fois, d’associations juives et musulmanes, car on ne saurait, en toute équité, refuser aux unes ce que l’on accorde aux autres. Bref, par veulerie et manque de rigueur intellectuelle, nous allons au-devant de querelles sans fin et prédatrices de liberté. Philippe Muray l’avait bien compris, lorsqu’il avait écrit, dans son Céline (Gallimard, 251 pages, 9,50 €) :

« Le nom de Céline appartient à la littérature, c’est-à-dire à l’histoire de la liberté. Parvenir à l’en expulser afin de le confondre tout entier avec l’histoire de l’antisémitisme, et ne plus le rendre inoubliable que par là, c’est le travail particulier de notre époque, tant il est vrai que celle-ci, désormais, veut ignorer que l’Histoire était cette somme d’erreurs considérables qui s’appelle la vie, et se bercer de l’illusion que l’on peut supprimer l’erreur sans supprimer la vie. Et, en fin de compte, ce n’est pas seulement Céline qui sera liquidé, mais aussi, de proche en proche, toute la littérature, et jusqu’au souvenir même de la liberté ».

Le paradoxe de cette affaire est qu’elle a fourni l’occasion de parler de Céline bien plus qu’aucune commémoration n’y serait parvenue. Si cela pouvait avoir donné au public l’envie de lire ou relire les romans de cet auteur qui a révolutionné le langage littéraire du XXe siècle, on ne pourrait que s’en féliciter.


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