Magazine Culture

Lettre d'Alain Serres aux journalistes

Par Emmyne

Lorsque qu'un grand professionnel

le dit aussi bien et aussi passionnément,

il me paraît important et nécessaire de transmettre.

*

Bonne année 2011 de découvertes en littérature jeunesse,

même si de grands médias considèrent encore les livres pour enfants

comme des enveloppes aux couleurs séduisantes mais désespérément vides !

.

" A l'attention des critiques littéraires

et de tous ceux qui n'ont pas encore eu la chance

de rencontrer un bon livre jeunesse

Madame, Monsieur,

Vous faites un métier difficile, forcément critiquable. Tout particulièrement lorsqu'on l'observe depuis notre petit territoire que nous osons nommer l'édition de littérature jeunesse.

Je veux d'emblée remercier François Busnel ( France Inter, France 5, Lire et L'Express ) de me donner l'occasion de ce courrier. Merci pour la sincérité de ses aveux, dans l'Express du 24 novembre dernier, à la veille de l'ouverture du Salon du livre jeunesse de Montreuil, où il écrit : " Je n'ai jamais cru aux vertus de ce que le monde de l'édition appelle la "littérature jeunesse". Sans doute est-ce une tare, mais ce "secteur" m'est toujours apparu comme une invention marketing destinée à écouler une production souvent mièvre et à soutenir des maisons en mal de chiffre d'affaires."

Il dit sans doute là ce que beaucoup de ses confrères, qui tiennent chronique dans de grands médias où le livre jeunesse est quasiment absent, n'expriment pas. Je m'adresse à vous tous aujourd'hui avec d'autant moins d'hésitations que je vous ai envoyé, au fil des années, la plupart des 250 livres que notre petite maison d'édition indépendante a publiés ! Des livres que nous parvenons à faire exister contre vents et marées, depuis bientôt quinze années, grâce à un engagement de chaque instant, qui excusera peut-être l'enthousiasme de cette lettre que j'écris sans détours mais en toute cordialité.

Vous pouvez aisément l'observer, il existe bien moins de productions mièvres ou à objectif strictement commercial dans le livre jeunesse que dans le livre adulte ! Question de volume. Et si l'on compare proportionnellememt, pour un livre niais qui ne prend guère l'enfant au sérieux ( bien-sûr qu'il en existe, et des particulièrement affligeants ! ), combien d'ouvrages qui considèrent les adultes comme des tartes en leur romançant la vie d'une héroïne d'émission de téléréamité, et de manière tout aussi gratinée ?!

Mais quelle étrange idée de limiter son regard à ces produits bêtifiants qui ne relèvent en rien de la littérature, se privant, du même coup, de la fabuleuse forêt de découvertes littéraires qui est, dans notre pays, offerte aux pas aventureux des enfants ! Une forêt de livres où l'on appréhende le monde sensible dans sa complexité et ses contradictions. De vrais livres où, dès le plus jeune âge, l'enfant élabore son point de vue, confronte ses doutes, ses hypothèses, projette sa personnalité en construction, se pense, cherche, apprend son métier de lecteur en lisant entre les lignes ou même entre le texte et l'image. Ce chemin de papier proposé aux enfants est bien celui de la littérature, loin de tout enfermement éducatif ou didactique, de toute démagogie ou condescendance.

François Busnel écrit aussi : " Il faut donner aux jeunes des lectures qui ne sont pas de leur âge. Jack London, Robert Louis Stevenson, Jules Vernes, Alexandre Dumas, Homère [...], Balzac, Stendhal, Maupassant [...], Rabelais..." S'il s'agit de rester libre quant aux classifications d'âge des lecteurs, je le suis volontiers, mais limiter les lectures des enfants à ces grands classiques, quelle punition ! Et quelle mauvaise habitude de parler systématiquement des odeurs d'antan quand on entend le mot "enfant" ! Je crois qu'il faut que l'on s'y fasse : les enfants sont terriblement contemporains. Et même si Dumas, London ou Rabelais demeurent d'une totale actualité, il existe aujourd'hui des créateurs authentiques, écrivains ou illustrateurs, qui savent partager leur esprit d'enfance avec des millions de jeunes. Ils leur parlent de la vie, de la mort, de la haine, de l'amour, de l'homosexualité, de la mémoire, de l'espoir émigré, de la vérité tue, de la lumière louche d'un Picasso, de la poésie violente des cascades d'Iguaçu, des mots morts à la guerre et ressuscités dans un pot en terre sur un balcon de banlieue...Ils parlent aux enfants en les considérant comme de véritables personnes parce qu'ils en sont ! Et si ces créateurs parviennent à le faire, c'est grâce à leur talent, mais aussi grâce à l'implication de tous les acteurs du bonheur de lire. Ce sont des éditeurs exigeants, capables de prendre des risques, des libraires passionnés, des bibliothécaires, des enseignants, des parents, des grands-parents qui vont lire dans les écoles, des bons copains qui troquent un bouquin contre rien dans la cour de récréation. Comme tout au long de la chaîne du livre pour adultes. A une différence près : l'absence des grands médias pour relayer critiques et coup de coeur. Chaque journaliste, chaque rédacteur en chef avance sa bonne raison : place, temps, compétences ou, comme François Busnel feint de le croire dans ce même article de L'Express, le fait que les éditeurs jeunesse ne publieraient que " des versions expurgées de chefs-d'oeuvre dits classiques ". En réalité, 0,2% des 8 000 livres jeunesse édités chaque année !

Je me permets de vous suggérer, à vous qui avez pour métier de naviguer de livre en livre, de vous offrir de temps à autre le plaisir d'une escale sur ces îlots de littérature jeunesse qui nous sauvent des certitudes. Entrez dans les livres que je vais continuer de vous envoyer - une espérance un peu enfantine m'a toujours accompagné ! Découvrez ce que publient tous mes confrères de qualité, et ils sont nombreux. Le livre jeunesse francophone recèle des réussites et des audaces qu'on nous envie dans le monde entier. Ses productions, avec celles de quelques rares pays, tranchent nettement dans un paysage culturel mondial qui méprise trop souvent l'enfant. On le tire vers le bas et le laid, on n'a de considération que pour ses capacités à docilement consommer. Mais ce pire ne doit pas dissimuler le meilleur, sinon pires encore seraient les enfances du monde.

Il est temps que les quotidiens, les grands hebdomadaires, les plateaux de télévision n'excluent pas l'enfant du champ culturel. Et si les jeunes parents trouvaient là de bonnes raisons de fréquenter davantage une presse qui a aussi besoin de lecteurs ? Dans les grands médias, quelques rares exceptions existent, souvent avec difficulté; mille mercis à ceux qui, au sein de leurs rédactions, parviennent à inviter l'enfance. Merci aussi à toutes les publications spécialisées qui viennent régulièrement se pencher à nos fenêtres. Et bienvenue à tous les autres. Il nous faut travailler à cette rencontre.

Que diriez-vous, par exemple, d'une table ronde, amicale et constructive, dans les prochaines semaines ? Il y aurait là des éditeurs de littérature jeunesse, des libraires, de bons auteurs, quelques grands illustrateurs, des organisateurs de salons du livre, des critiques littéraires, et des jeunes lecteurs aussi... Nous parlerions ensemble de nos engagements professionnels, de nos manières de penser le livre, de nos lectures, de nos écrits : juste deux heures de découvertes. Je sais bien que vos heures sont précieuses, nos agendas sont tous bien remplis aussi, mais peut-être l'investissement créatif de milliers d'acteurs du livre jeunesse en France mérite-t-il nos efforts communs. Je me permets de lancer l'idée auprès de mes confrères, et de tous ceux qui sont déçus, irrités, malheureux du silence qui finit par rendre invisibles les livres qu'ils aiment.

J'espère bien sincèrement que nous parviendront ensemble à ce que la grande famille des dévoreurs de livres s'agrandisse chaque fois qu'un enfant en ouvre un ou que ses parents lisent dans leur magazine préféré la bonne nouvelle : un excellent livre pour enfants vient de naître ! Il en vient plus souvent au monde qu'on ne le soupçonne sur cette planète Littérature aux millions de visages.

Cordialement à vous,

Alain Serres,

directeur de Rue du monde

Janvier 2011 "

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Avec mes remerciements à Alain Serres pour cette lettre, son engagement, cette proposition de rencontre et l'autorisation de publier ce courrier sur ce blog. J'espère sincèrement que vous serez entendu.

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