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Anthologie permanente : Denis Hirson

Par Florence Trocmé

Scarabées

Une nuit sous notre porche il y avait un homme.
Seul, pour autant qu’on puisse en juger.
Nous l’avons tout de suite reconnu, et fait entrer.
Une bande de scarabées s’est précipitée derrière lui,
catapultés vers la lumière. Assis au bord du canapé,
il trempait ses biscuits dans son thé,
avec le sourire tendu du fugitif qui n’est pas près de se rendre.
Ma mère le criblait de questions, aiguisées par l’angoisse,
et il lui expliqua pourquoi on l’avait libéré si tôt: grâce
aux efforts acharnés de sa mère, et de l’ambassade de France.
Je ne l’écoutais qu’à moitié. Qu’il parte, lui et son costume gris,
son accent, sa peau grêlée et ses mains trapues.
Que la nuit le reprenne, la vaste nuit salée d’étoiles
où mon père croupissait dans la prison même qu’il venait de quitter.
“Baruch va bien”, nous dit-il. “Il se bat”. La vraie nouvelle,
pourtant, était qu’un prisonnier pouvait rentrer chez lui.
Alors, pourquoi pas un autre, qui traverserait dès demain
le poste frontière de la séparation, le désert de l’absence ?
Il laverait son corps de l’odeur des morts,
portant son amour comme une miche de pain.
Mais quand l’homme est enfin parti,
mon père était plus loin, la maison encore plus vide,
et les scarabées zigzaguaient sans trêve, dévidant
la bobine affolée de leur désir contre le feu des lumières.

Grands-mères

A peine s’était-on rencontré que tu me racontais l’histoire
de ta grand-mère, entre nous rien que la flamme
d’une chandelle. Et puis, rapidement, mot à mot
tu t’es éloignée, comme un oiseau qui effleure l’eau
en prenant son envol, comme si tu devais m’échapper,
affolée, comme si je t’avais attrapée, alors que je n’arrivais
même pas à suivre tes histoires. À la place, je suivais

les cercles concentriques de ta voix derrière la panique.
En quoi cette nuit fut-elle différente de toutes les autres?
Ma propre grand-mère, jeune fille dans son austère maison russe
s’était dérobée à son jeune soupirant, en se réfugiant sous la table.
Mais nous, nous sommes restés là assis longtemps, absorbant
anxieusement le charme de l’entremise, sans témoin
pour nous voir lentement baisser les armes.

Peuplier

Pour Jeremy

Je voulais être un arbre;
un chêne, je pensais, ou un olivier,
un arbre bravant les tempêtes,
qui puiserait son silence
loin sous la rumeur du monde,
un arbre familier du soleil
et de son ombre; un arbre
qui sentirait bon.

Mais hier soir je racontais à mon fils
une histoire de peuplier.
Tu sais ce que c’est un peuplier,
n’est-ce pas? Oui, dit-il,
c’est un arbre qui peut plier.

Maintenant je veux être un peuplier.
Je ne suis pas sûr de pouvoir
rester sur place pour faire front
aux ravages qui se préparent.
Je veux pouvoir plier,
me faire petit comme
un homme,
je veux être un peuplier
qui avance dans le vent.

Denis Hirson, Jardiner dans le noir, traduction de l’anglais par Katia Wallisky et l’auteur,  Le temps qu’il fait, 2007, pp. 12, 52, 69

contribution de Sylvie Durbec

Bio-bibliographie de Denis Hirson

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