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Ecriture des nervosités présentes

Par Benard

Reinhard Jirgl,Renégat, roman du temps nerveux, Quidam Editeur, 2010, 523 pages

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C’est une brique et c’est du diamant. Friable et tranchant. L’épaisseur du texte s’effrite et se répand, insaisissable comme du sable, les galeries de ses phrases s’effondrent, rendant compte des plus extrêmes faiblesses de la vie. Le style et l’idée poursuivent le lecteur longtemps d’une brillance inaltérable, inusable. Après l’avoir refermé, plusieurs jours après, on peut l’ouvrir n’importe où, choisir une page et un passage au hasard, tout paraîtra neuf, réécrit, donnera envie de reprendre depuis le début, ou de tout lire à l’envers, la linéarité ne règne pas en maître. Le fil narratif peut se résumer en peu de choses : un écrivain, amoureux de sa psychologue, va jusqu’au bout de son inadaptation au réel et au désir. Ou jubile dans son désir qui se torpille systématiquement. Jusqu’à l’annihilation, l’infantilisation.Une sorte de persécuté qui n’en pense pas moins (« Subsistait en moi – comme dans toutindividu prisonnier de la spirale nébuleuse des humiliations omni-quotidiennes, & dont l’existence signifie séjourner de de-plus-en-plus dans des cellules nues blanchies à la chaux – une bombe à retardement dont plus rien ne pouvait stopper le mécanisme 1fois=mis-en-route. ») Mais l’important est bien l’épaisseur textuelle que l’auteur confère à ce propos. Pour l’emmêler à d’autres fils narratifs, mais surtout pour tenter de saisir toute la matière contextuelle, grouillante. Enorme. Le partage des deux Allemagnes et la réunification qui balafrent les corps, les psychismes, l’inconscient (il est souvent question, une fois que le « héros » s’installe à Berlin, de la « ErDéA-après-le-Tournant »). Le 11 septembre 2001. Les histoires qui plongent toujours dans l’innommable de la période nazie, et traversent les souvenirs de famille et d’école. La montée en puissance de la spéculation et du management au coeur du techno pouvoir. Les affres du collectif, du communautaire, des alternatives sociales qui se bouchent, tarissent leurs possibles. La mise en faillite de l’intergénérationnel. Toutes ces forces qui s’agencent comme un vaste complexe dépressionnaire minant l’individu créatif et son écriture, dont le but même est de miner, discréditer, rendre illisible toute écriture personnelle? L’épaisseur, la touffeur, la dispersion apparente des situations, des biographies, ne laisse pas oublier un instant qu’il est bien question d’une bombe à retardement. Il y a les partis pris typographique qui ne laissent pas le lecteur tranquille, agacent ou émoustillent. Beaucoup de traits d’union, de signes « égal », de points-virgules et de deux points entre les mots voire à l’intérieur de certains termes, le « et » est toujours « é », le « un » d’individu, par exemple, est toujours transcrit par le chiffre « 1 », beaucoup de mots déformés, entre phonétisme et écriture GSM, signalant des allergies, des hystéries, des stigmates !? Il y a enfin les encadrés qui complexifient la structure du texte et « dévient » sans arrêt la lecture : page 38, un encadré intitulé « lie amère » envoie à la page 206. L’encadré est un extrait du texte qui occupe la page 206. Vous faites un bond dans le texte. Vous commencez à grignoter la page 206, en amont et en aval de l’extrait encadré page 38. Vous prenez le texte par plusieurs bouts, à différents moments. Mais ça, c’est un lien encore simple. L’encadré peut être une réflexion philosophique, politique ou sociologique – de l’auteur ou une citation -, voire une digression poétique qui installe, entre les deux pages ainsi reliées, une complémentarité qui supplante la linéarité. Les encadrés peuvent envoyer vers l’avant ou l’arrière chronologiques.A la page 348 : « Conditionnés des annéesdécennies-durant par le rythme de la journée-de-travail-de-huit-heures-trois-quarts, le temps de vie privé confisqué par un régime-de-présence=au-travail décrété par d’autres, plongés dans la peur profonde d’un chômage dédoublé – audehorsinconnu jusqu’ici (perte de travail) viendrait s’ajouter le chômageintérieur,retombée de la sinistre perspective d’avoir à arpenter jours&nuits d’immenses espaces de temps libre=vide – la sélection-par-la-nonactivité au poste d’observation &d’espionnage dans l’armée du cha-1 :chac-1- : « Chez eux, ils se sentent à l’étroit.» » Ce passage est lesté d’une annexe qui engage à retourner page 321 vers « Espaces sensoriels », un chapitre plus théorique sur l’influence de l’urbanisation : « Les voûtes rumorantes du tumulte machinel (pour ne rien dire des rayonnements de toutes sortes qu’émettent les réalités extrasensorielles dans un orage permanent) s’étendent bien au-delà des limites des villes mêmes & se veulent un signe solide pour une histoire en marche (là où elle fait défaut, l’histoire s’est transformée en tableau) »…

Lire la suite : http://comment7.wordpress.com/2011/01/30/ecriture-des-temps-presents/


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