Magazine Culture

Projet « Total recall » : bienvenue dans le cybertotalitarisme

Publié le 05 février 2011 par Savatier

Projet « Total recall » : bienvenue dans le cybertotalitarismeCe livre est le plus terrifiant que j'ai lu depuis 1984 de Georges Orwell. A cette différence près que 1984 était un roman, tandis que l'essai de Gordon Bell et Jim Gemmell, Total Recall (Flammarion, 342 pages, 22 €) présente un projet industriel bien réel qui, selon les auteurs, verra le jour avant 2020.

Il ne s'agit rien moins, pour chacun d'entre nous, que d'enregistrer tous les instants de notre vie, nos faits et gestes quotidiens, sous forme de notes, de photos, de vidéos, d'archiver toutes les pages Internet visitées, jusqu'à nos données médicales ( via des capteurs biométriques) et nos déplacements dans l'espace ( via un GPS). Bref, ce que l'on appelle le lifelogging, qui consiste à " cartographier [n] otre passage sur terre ", conserver ces données et les traiter à travers un logiciel sur lequel les auteurs travaillent... pour le compte de Microsoft. La couverture du livre inclut d'ailleurs cette phrase de Bill Gates : " Imaginez toute votre vie accessible en un clic. "

Avec l'enthousiasme madré d'un bateleur de foire faisant l'article pour un robot ménager ou le messianisme d'un télévangéliste Pentecôtiste, Gordon Bell - un très sérieux pionnier de l'informatique qui expérimente le lifelogging sur lui-même - tente de nous convaincre de l'utilité d'une telle démarche. Celle-ci nous permettrait, nous fait-il miroiter, de conserver et de retrouver les souvenirs que pourrait oublier notre mémoire défaillante, de mettre facilement la main sur n'importe quelle information nous concernant vieille de vingt ans, de transmettre notre savoir, de perfectionner nos modes d'apprentissage, de nous sauver la vie (par l'accumulation de données médicales), d'améliorer notre productivité en analysant nos manières de travailler (comme c'est étrange...) et même d'atteindre... l'immortalité numérique en léguant toutes les informations stockées à nos héritiers.

Projet « Total recall » : bienvenue dans le cybertotalitarisme
Bien des outils existent déjà, de plus en plus performants et miniaturisés : ordinateurs, téléphones mobiles, appareils photo numériques, GPS. Un guide, à la fin de l'ouvrage, nous apprend comment les utiliser dans le cadre du projet. Il ne leur manque plus qu'une interface générale pour communiquer, échanger et traiter leurs données, dont on peut imaginer qu'elle sera estampillée du nom du constructeur qui finance les recherches de Bell... Le logiciel sur lequel il travaille finira, précise-t-il, par " comprendre comment fonctionne votre esprit, selon quels critères vous organisez vos souvenirs " et apprendra " à devenir comme vous. " Effrayante perspective ! L'ensemble de cet essai prend la forme d'un argumentaire commercial dont le but est de promouvoir tous les " avantages " que l'on pourra tirer de cette " évolution ", présentée comme aussi inéluctable qu'indispensable.

En revanche, le lecteur constatera que les dangers que soulève un tel système sont vidés de leur substance avec désinvolture ou systématiquement écartés d'un revers de la main. Ainsi, au chapitre des " souvenirs qu'on aimerait mieux oublier ", l'auteur note : " Je milite pour cette sauvegarde intégrale. Ce sont nous e-souvenirs, à nous d'en contrôler l'accès. [...] A vous de déterminer jusqu'où vous êtes capable de regarder la vérité en face. " Et d'évoquer, pour tenter de nous rassurer, la possibilité d'utiliser des " banques suisses informatiques ", lieux de stockage protégés. Mais il omet de reconnaître, alors qu'il est un expert du domaine, qu'aucun dispositif informatique, si sécurisé soit-il, ne reste longtemps inviolable.

Ainsi encore assène-t-il : " La révolution Total Recall implique qu'autrui enregistre autant que vous-même. Voilà un sacré changement auquel il va falloir se faire ". On le voit, l'hypothèse que nous puissions refuser ce " progrès " ne semble guère lui effleurer l'esprit. A nous de nous adapter. L'épineuse question de la protection de la vie privée ne pouvant être éludée, Gordon Bell suggère que nous devrions " demander le consentement des personnes " avant de les filmer, ce qui relève autant de l'utopie que d'une vaste plaisanterie.

Projet « Total recall » : bienvenue dans le cybertotalitarisme
Enfin, on imagine, non sans de sérieuses inquiétudes, ce qu'un Etat pourrait tirer d'un tel programme d'auto-vidéosurveillance. Et l'on comprend mieux les raisons pour lesquelles, de son propre aveu, le Département de la Défense des Etats-Unis et la CIA s'intéressent tant aux travaux de Bell. Optimiste, l'auteur voit pourtant dans ce " Little Brother " une version bien plus démocratique que l'inquiétant " Big Brother " que l'on nous impose progressivement dans notre vie quotidienne. Mais cet optimisme est un leurre que la lecture attentive de son livre dévoile. Il est clair que, dans une société soumise au Total Recall, des entreprises ou des compagnies d'assurance peu scrupuleuses pourraient se servir de nos enregistrements (en les piratant) à des fins mercantiles. Les données médicales pourraient également être transmises aux épidéliologistes "en préservant notre anonymat", précise Bell sans rire, pour mener des études de santé publique... officiellement, bien entendu. En outre, il suffirait aux Etats d'invoquer leurs arguments habituels dès qu'il s'agit de s'attaquer aux libertés individuelles - terrorisme et pédopornographie - pour nous contraindre à livrer l'ensemble de nos données. Et il se trouvera toujours des individus téléguidés ou bien-pensants pour critiquer les récalcitrants désireux de préserver leur liberté au nom du principe suivant lequel " si l'on n'a rien à se reprocher, il n'y a pas lieu de s'inquiéter. "

Justement, si, car ces technologies offrent une fâcheuse propension à être détournées de leur objet par des pouvoirs publics de plus en plus avides d'étendre la répression et surtout de mieux ponctionner les citoyens. On assiste déjà, aujourd'hui, par exemple, à un détournement, discret mais efficace, des installations de vidéosurveillance dans certaines villes de France. J'en avais annoncé le projet il y a presque deux ans dans ces colonnes, mais c'est maintenant une pratique avérée, si l'on en croit le Guide anti PV publié par l'hebdomadaire Autoplus le 11 janvier dernier : " Destinées à l'origine à faire baisser la délinquance dans les centres-villes, les caméras de surveillance ont tendance, depuis 2010, à être utilisées pour lutter contre les stationnements gênants, en double file notamment [...] Une fois l'infraction constatée en zoomant sur l'immatriculation à distance, l'agent adresse l'avis de contravention à l'automobiliste indélicat. " En d'autres termes, si vous vous garez en double file pour déposer ou retirer un lourd paquet ou pour aller chercher votre grand-mère âgée dans son appartement, vous pouvez être verbalisés à distance par un fonctionnaire. Et comme, au mépris de la présomption d'innocence, il est fait obligation de payer l'amende avant toute contestation - celle-ci n'étant pas le moins du monde assurée d'aboutir -on imagine combien il sera facile pour les villes de financer les coûteuses et si peu efficaces infrastructures de vidéosurveillance grâce à ce nouveau jackpot...

Projet « Total recall » : bienvenue dans le cybertotalitarisme
Avec Total Recall, on ira bien plus loin et son utilisation à des fins de normalisation des comportements est déjà dans l'esprit de ses concepteurs ; l'auteur le reconnaît d'ailleurs implicitement : " Savoir que nos faits et gestes risquent d'être enregistrée et vus par d'autres n'est pas sans conséquences. Cela peut nous inciter à mieux nous conduire, tout comportement antisocial risquant désormais d'être dévoilé et condamné. " Voilà donc l'univers aseptisé, surveillé, totalitaire auquel nous préparent Gordon Bell et son projet, un univers policé de "bons citoyens" dociles et moutonniers, devenus leurs propres mouchards - le rêve secret de tout prince gouvernant -, auprès duquel celui du film de Marco Brambilla, Demolition man (1993) ressemblerait à une douce démocratie, un univers où chacun d'entre nous risquerait à tout moment de devenir le héros du Procès de Kafka !

Hannah Arendt avait défini le totalitarisme par cette particularité que l'Etat se charge de contrôler la société et tous les individus qui la composent jusque dans leur vie privée, jusqu'à l'intérieur de leur foyer. Total recall sera l'outil idéal pour atteindre ce but ultime ; pire encore, il fera de chacun d'entre nous, si nous n'y prenons pas garde, les complices de cette entreprise. Voilà pourquoi la lecture de Total recall s'impose à nous dès aujourd'hui, pour que nous prenions conscience de ce " monde meilleur " que cet apprenti sorcier nous prépare dans ses laboratoires de recherche et qui ressemble dangereusement... au Meilleur des mondes.

Illustrations : Caméras de vidéosurveillance, D.R. - Affiche "Big Brother is watching you" - Surveillance, D.R.

Projet « Total recall » : bienvenue dans le cybertotalitarisme

À propos de T.Savatier

Ecrivain, historien, passionné d'art et de littérature, mais aussi consultant en intelligence économique et en management interculturel... Curieux mélange de genres qui, cependant, communiquent par de multiples passerelles. J'ai emprunté aux mémoires de Gaston Ferdière le titre de ce blog parce que les artistes, c'est bien connu, sont presque toujours de mauvaises fréquentations... Livres publiés : Théophile Gautier, Lettres à la Présidente et poésies érotiques, Honoré Campion, 2002 Une femme trop gaie, biographie d'un amour de Baudelaire, CNRS Editions, 2003 L'Origine du monde, histoire d'un tableau de Gustave Courbet, Bartillat, 2006 Courbet e l'origine del mondo. Storia di un quadro scandaloso, Medusa edizioni, 2008


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Savatier 2446 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine