David Dubois va commencer un cycle de conférences au Collège international de Philosophie sur Abhinavagupta. A ne pas manquer.
Renseignements
Direction de programme
Comme
on le sait, de nombreux débats ont opposé, en Inde, les bouddhistes aux
partisans des orthodoxies brahmaniques. La plupart des problématiques
roulent sur la question de savoir si l’on doit ou non admettre un sujet
et un agent en plus des cognitions et des actes. Faut-il s’en tenir au
minimalisme professé par les différents bouddhismes, ou bien faut-il
défendre l’idée d’un « soi-même » (ātman) doté de tous les
caractères d’une substance ? Chacune de leur côté, les philosophies
brahmaniques ont tenté de faire face au défi bouddhiste en
réinterprétant l’héritage des Upanishads. Ainsi trouve-t-on d’un côté
les doctrines qui, comme le Nyāya ou la Mīmāmsā, ont tiré la notion de
soi dans le sens d’une sécularisation croissante, jusqu’à en faire une
sorte d’ego empirique, simple sujet abstrait des opérations
linguistiques ou rituelles exigées par la société brahmanique. A
l’opposé, les penseurs du Vedānta - et Śaṃkara éminemment -, ont mis en
avant la transcendance de ce Soi, jusqu’à le priver de tous les
caractères personnels qui pouvaient prêter le flanc aux objections
bouddhistes. Mais, à dépouiller ainsi l’ātman des Upanishads – celui qui est réputé envelopper en lui, hic et nunc,
la somme de tout ce qu’il y a de désirable – le brahmanisme n’a-t-il
pas perdu le secret d’un autre chemin entre la transcendance et
l’immanence, celui-là même qui, en vérité, avait été inauguré par le
Veda et, singulièrement, par le Vedānta ?
Nous voudrions suggérer, à travers ce programme, que cette troisième
voie, qui veut jusqu’au bout tenir les deux bouts de la chaîne, a été
frayée et explorée avec une étonnante audace par d’autres penseurs,
héritiers eux aussi du Veda, mais par un détour auquel on a moins pensé,
celui du tantrisme. C’est à un parcours sur ce sentier moins fréquenté
que nous invitent, avec un sens de l’invention conceptuelle saisissant,
les philosophes de la Reconnaissance (pratyabhijñā), ce système
formulé aux alentours du premier millénaire par Utpaladeva, puis
Abhinavagupta (c. 950-1020), dans la vallée du Cachemire. Nous proposons
une lectures des œuvres composées par Abhinavagupta sur la
Reconnaissance.
Une autre non-dualité
Dans ses Stances pour la re-connaissance de [soi comme étant le] Seigneur (Īśvarapratyabhijñākārikā),
Utpaladeva défend des thèses originales, à l’aide d’un dispositif
proprement singulier dans la littérature brahmanique : il laisse une
large place à l’exposé des thèses de l’Adversaire bouddhiste (représenté
par son personnage le plus craint, Dharmakīrti), pour suggérer que
celles-ci ne peuvent être valides que si celles d’Utpaladeva sont
valides, à savoir, que chaque sujet est le Seigneur, au motif que chaque
sujet est doué de conscience et que celle-ci, à l’instar des attributs
traditionnels de Dieu, est douée d’omniscience et d’omnipotence.
Autrement, si les bouddhistes n’étaient pas eux-mêmes le Seigneur, ils
ne pourraient en aucune manière réfuter son existence ou celle du Soi.
Il suffirait donc d’accompagner le mouvement spontané du minimalisme
bouddhique pour aboutir à la re-connaissance du Soi omniscient et
omnipotent, au lieu de chercher à le contrer point par point.
Ce faisant, il propose maintes analyses fines et originales, d’allures
phénoménologiques, sur la mémoire, le langage, le sommeil, l’imagination
et la liberté. Enfin, son œuvre énonce en filigrane une critique
radicale de l’ordre brahmanique fondé sur l’opposition du pur et de
l’impur, débouchant sur une éthique libératrice.
18h30-20h30
Carré des Sciences, 1 rue Descartes, 75005 Paris
Lun 28 fév : Salle JA01
Lun 4 avr, Lun 2 mai, Lun 6 juin : Salle JA05
La querelle du Soi (atman)
est la problématique centrale des philosophies de l'Inde. D'un côté,
les tenants du brahmanisme pensent qu'il y a un Soi qui organise les
pensées, ainsi qu'un Soi « suprême » (un Dieu) qui agence le monde. De
l'autre, les Bouddhistes soutiennent qu'il n'y a nulle part un tel Soi
en dehors de l'imagination des ignorants, pas plus qu'il n'existe une
quelconque intelligence créatrice.
Parmi les formes qu'a revêtues cette controverse, celle mise en scène dans les textes de la Reconnaissance (pratyabhijña)
est sans doute l'une des plus abouties, notamment à cause de sa
capacité à inventer des concepts ou à donner un sens inédit à de
vieilles notions. Ce programme est une recherche qui s'appuie sur le
texte fondateur de cette philosophie (Les Stances pour la reconnaissance).
Il a deux objectifs. Premièrement, comprendre cette pensée en éclairant
les auteurs auxquels elle s'oppose tout en récupérant leurs concepts,
d'une part, et d'autre part en proposant des comparaisons avec des
problématiques, des thèses et des arguments de la tradition occidentale.
Deuxièmement, il va s'agir de critiquer les thèses et les arguments de
la Reconnaissance en évaluant les réponses aux objections formulées dans
le texte, mais aussi en formulant des objections nous-mêmes, nous
inspirant pour cela des pensées contemporaines. En bref, notre
questionnement est le suivant : D'où viennent les organisations que nous
observons en nous et hors de nous ? Y a-t-il un organisateur de tout
cela, ou bien l'ordre émerge-t-il spontanément ?
Cette première année sera consacrée à une lecture de l'exposé de la
thèse centrale de la Reconnaissance laquelle, en cinq stances, nous
permettra notamment de nous interroger sur les questions suivantes : la
Reconnaissance est-elle une philosophie ou une théologie ? Faut-il
choisir entre recherche de la vérité et aspiration à une certaine forme
de salut ? Peut-on dire que la conscience existe ? Est-elle une chose ?
Peut-on connaître notre conscience ? Et comment connaît-on celle
d'autrui ?
Abhinavagupta et la Liberté de la conscience, Editions Almora, Paris, 2010
Au cœur des tantras – L’essence de l’enseignement sur la Reconnaissance selon Kṣemarāja, introduction, traduction et commentaire, Les Deux Océans, Paris, 2008
« Le profane comme accès au sacré dans la théologie d’Abhinavagupta » in Musique, sacré et profane, Editions de la Cité de la musique, Paris, 2007
Les stances sur la reconnaissance du Seigneur composées par Utpaladeva, introduction, traduction et commentaire, collection « Ouverture philosophique », L’Harmattan, Paris, 2006.