"1 - Au chevet du capitalisme malade
« Nous sommes entrés dans l’ère des grands et irrévocables bouleversements. » Cette phrase a été dite et imprimée cent fois depuis huit mois. Il n’est pas très sûr, d’ailleurs, que tous ceux qui l’ont prononcée ou écrite l’aient pensée au préalable. Dans tous les cas, elle exprime chez les uns une résignation attristée ; chez les autres une curiosité inquiète ; chez d’autres un soulagement et une délivrance. Pour certains, elle amorce une manœuvre subtile mais de grand style : crier très fort que l’ère des grands bouleversements a commencé, ce peut être un moyen de dissimuler les efforts souterrains que l’on tente pour conserver sous un nom nouveau le vieil ordre des choses.
Autour du malade se poursuit une scène curieuse. Il y a la foule immense des fossoyeurs, ces millions d’hommes rassemblés dans de vastes usines. Ceux-là n’ont qu’un désir : faire neuf, faire jeune, faire socialiste en un mot. Ils ont été les victimes essentielles du régime malade. Ils sont les constructeurs d’un monde meilleur. Ils se sont préparés à cette tâche. Ils ont, pour s’y préparer, bravé les coups et résisté aux illusions de ceux qui leur parlaient, il n’y a pas bien longtemps encore, de « faire l’économie d’un changement essentiel ». Eux n’ont jamais cru à ces sornettes. Ils sont des novateurs, et pas seulement depuis qu’un Maréchal octogénaire règne une partie de la France et depuis qu’une armée d’occupation règne sur l’autre. Révolutionnaires, ils l’étaient bien avant, quand ce mot n’était pas prononcé sans horreur par les manieurs d’argent, les douairières et les journalistes corrompus.
Seulement, à côté de ces foules impatientes et que l’on tient à l’écart, par exemple en jetant dans les prisons et dans les camps de concentration leurs plus authentiques représentants, en leur interdisant la parole, en les privant de leurs journaux, d’autres se pressent autour du patient. On ne voit qu’eux, on n’entend qu’eux. Ils se sont installés dans tous les couloirs de la Maison. Ils s’affairent comme des médicastres besogneux. Et que font-ils au juste ? Ils essaient d’inoculer au malade un sérum. Ils veulent prolonger sa vie. Mais, en même temps, ces Diafoirus modernes crient très haut qu’ils rédigent l’acte de décès : « Messieurs et Dames, l’ancien régime se meurt, l’ancien régime est mort. Nous préparons les bandelettes et nous clouons le cercueil. Mais ne nous gênez pas dans cette opération délicate, ne venez pas voir surtout ! Soyez-en certains, nous faisons la Grande Révolution Nationale. Le capitalisme sera enterré par nos soins et, puisque vous semblez y tenir, nous lui substituerons le... socialisme, oui, un socialisme national. Que vous faut-il de plus ? Mais, encore un coup, laissez-nous faire. Allez vous distraire pendant ce temps au Comité de la Révolution Nationale que préside notre ami du Moulin de la Barthète, ou au Rassemblement National que Marcel Déat dirige sur le sentier joyeux de ses destins. »
Et tandis qu’ils pérorent ainsi, ils inoculent leur élixir de jouvence. Si d’aventure ils réussissaient leur opération, si les masses populaires écoutaient leur boniment, c’est le moribond qu’on nous présenterait à nouveau dans quelques mois. On lui aurait conservé ses attributs essentiels, mais on l’aurait un peu rafraîchi et, surtout, on lui aurait donné un nom nouveau. On ne l’appellerait plus Régime ploutocratique, on le batiserait : « Communauté nationale socialiste ». Et le tour serait joué ici comme il a été joué ailleurs.
2 - Les charlatans de la « Révolution nationale »
Mais pourquoi toutes ces simagrées ? Ne serait-il pas plus simple d’avouer que l’on veut regaillardir le patient et lui rendre la vie ? Non ! Car les jeux simples ne sont plus permis à l’heure où nous vivons. Supposez que la bande qui s’est ruée sur la France — sur celle de Vichy et sur celle de Paris — depuis le mois de juin 1940 dise au peuple de France : « le régime actuel est malade, très malade, mais nous allons essayer de le guérir ». Qui parlerait ainsi serait sur le champ châtié. Car le peuple ne veut plus d’un régime qui a accumulé tant de misère et tant de sang, qui a été incapable de faire la paix, qui a plongé dans son immense domaine des millions d’hommes dans le chômage, puis qui les a tirés du chômage pour les condamner à fabriquer des instruments de mort et qui, ces instruments forgés, a précipité le peuple dans le massacre, qui lui a fait subir la plus terrible défaite de son histoire, qui veut le livrer pieds et poings liés à l’esclavage national et qui, s’il subsistait, reprendrait sa marche infernale, en broyant les corps et en empoisonnant l’esprit des hommes. Non, le peuple français ne veut plus de ce régime qu’il identifie à la guerre, à la débâcle, à la trahison, à la servitude. Lui annoncer que l’on va prolonger la vie de ce monstre, c’est lui annoncer que lui, va vivre encore captif et exploité, que ses fils connaîtront la même affreuse existence, le même système d’oppression, de misère et de violence.
Qui donc oserait franchement annoncer cela ? Qui donc oserait tenir ce langage et défier ainsi la colère du peuple ? Personne, assurément. Alors, il faut tenir un autre langage. Il faut essayer de sauver le vieil ordre en jurant qu’on le met en terre et qu’on construit un ordre nouveau.
On évoque le socialisme
Voilà pourquoi ceux-là même qui ont consacré toute leur vie à la lutte contre le socialisme, qui ont proclamé la pérennité de la ploutocratie (Note d’Ami de l’égalité : la ploutocratie, c’est le gouvernement des riches, de même que la démocratie est le gouvernement du peuple, lorsque le gouvernement n’a pas détourné le mot), qui ont chanté les louanges au dieu de l’argent ; ceux qui ont assimilé la Révolution à la peste ou au choléra ; ceux qui ont placé leurs intérêts personnels au-dessus des intérêts de la France, ceux-là même font la grosse voix pour excommunier le capitalisme et pour célébrer la vertu de la Révolution. Les grands commis des congrégations économiques, les hobereaux, tous ceux qui tremblaient pour leurs privilèges et criaient « Sus à la Révolution » lorsqu’en 1936 les ouvriers obtenaient une modeste amélioration de leurs conditions d’existence ; ceux qui, pour constituer au patronat une police supplétive, allaient quérir des armes à l’étranger et les expérimentaient un soir, rue de Presbourg ; ceux qui, plus tard, sur l’ordre de Gignoux et de Lambert-Ribot et avec la complicité de Daladier, reprirent aux travailleurs ce que les travailleurs avaient conquis, tous ceux-là, soir et matin, à grands coups de gueule dans les microphonees de Radio-Paris et de Radio-Toulouse invoquent avec attendrissement la bienfaisante Révolution et — avec plus de discrétion — le bienfaisant socialisme.
Pour que l’illusion soit complète, ils ont embarqué dans leur galère quelques anciens socialistes de contrebande, néosocialistes marrons et syndicalistes mercenaires choisis parmi ceux qui, avant septembre 1939, s’étaient fait une spécialité de condamner comme d’inutiles et encombrants accessoires les enseignements les moins discutables du socialisme et des Révolutions ouvrières.
Ils nous affirment, les bons apôtres, qu’il nous faut, sans plus attendre, nous prêter à la salutaire contagion des pays voisins, ces pays étant, vous l’avez deviné, l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste. Hitler et Mussolini ont été, paraît-il, des années durant, abominablement calomniés. De grands méchants loups avaient dissimulé au public que ces deux personnages symbolisaient en réalité la lutte contre le capitalisme. Grâce à Dieu et... aux baïonnettes de l’armée d’occupation, Déat, Laval, Doriot sont là, et même un peu là, pour remettre les choses au point : Hitler a réalisé le socialisme. Le nazisme, c’est le socialisme, ou, tout au moins, c’est une forme du socialisme, un « socialisme authentique » comme écrit ce « penseur subtil » qu’est Gabriel Lafaye. Aussi bien, Laval, Déat, Spinasse et Doriot s’en portent-ils garants. Et quiconque ne voit pas dans le Nazisme l’éclosion magnifique du Socialisme, celui-là est un vulgaire conservateur. C’est Laval qui le dit — et avec lui, quelques fameux commis des 200 familles, représentées dans le Rassemblement national. Et ils s’y connaissent, les gaillards !
On te trompe, peuple de France
Eh bien nous, les communistes, défenseurs des vrais intérêts de la France, nous prenons la parole pour dénoncer cette imposture grossière, pour dire à notre peuple qu’on lui ment, qu’on prépare sur son dos une monstrueuse escroquerie. On te trompe, peuple de France. Les disciples français du Nazisme sont les agents de la réaction capitaliste. Ils vitupèrent la ploutocratie ; c’est pour mieux sauver ses privilèges. Tu ne les croirais pas, tu refuserais de les entendre s’ils parlaient leur langage et s’ils se présentaient à toi tels qu’ils sont. Alors ils se maquillent et choisissent pour te parler les mots que tu as si souvent employés toi-même, les grands mots de socialisme, de révolution qui expriment tes aspirations et ton effort vers une vie meilleure et un monde plus juste.
Pour eux ces mots-là, qu’ils prostituent en s’en servant, sont le « Sésame ouvre-toi » politique, grâce auquel ils prétendent forcer les portes du pouvoir au nom de leurs maîtres ploutocrates français et ploutocrates allemands. Ils sont le passeport truqué, grâce auquel ils s’imaginent pouvoir obtenir l’audience favorable des foules qu’il s’agit de rendre dociles à l’oppression nationale. Cet hommage bien involontaire, ils ont dû faire la grimace avant de le rendre. Ces formules « Révolution », « Socialisme » leur écorchent encore la bouche, ils les articulent en bredouillant. Mais il fallait en passer par là pour sauver le vieil ordre et les vieux privilèges, pour servir les maîtres nazis. Les vieux et éternels ennemis du peuple, les champions de la contre-révolution et les pourfendeurs de socialisme se sont travestis et ont modifié leur vocabulaire. Ils se sont imaginés que tu t’y laisserais prendre, que tu ne découvrirais pas le bout de leurs grandes oreilles. Comme ils te connaissent mal.
En d’autres contrées, en Allemagne singulièrement, d’autres qui étaient autrement effrontés que les spadassins du « Rassemblement national » et les hommes de Vichy, et qui surent pratiquer avec plus d’impudence la démagogie éhontée, réussirent ce tour de passe-passe. Il faut dire qu’ils avaient le bénéfice de l’imprévu. Nos contre-révolutionnaires et nos réacteurs (Note d’Ami de l’égalité : les réacteurs sont les acteurs de la réaction contre-révolutionnaire ; ce mot était employé dans ce sens pendant la Révolution française ; il a ensuite été doublé par le mot « réactionnaire ») grimés en soldats de la Révolution nationale sont, eux, de pâles imitateurs et de douteux plagiaires. Ils ne peuvent pas vanter l’originalité de leur marchandise car leurs maîtres directs exigent d’eux qu’ils révèlent constamment son origine. Tout au plus leur permet-on d’écrire et de dire que leur Révolution nationale « adaptera » le nazisme à la France. C’est cette adaptation qu’ils appellent le socialisme.
Le socialisme à la mode nazie
Aussi bien, Marcel Déat et Coco Fontenoy se sont-ils prudemment gardés de se risquer à une définition de leur socialisme. N’ont-ils donc point cherché dans la littérature nazie comment, là-bas, on définissait le socialisme ? C’est une investigation instructive. Essayons de nous y livrer à leur place. Hitler a défini sa politique dans un ouvrage copieux, Mein Kampf, auquel il se réfère constamment. Il est remarquable qu’aucun développement de cet abondant évangile n’ait été consacré au socialisme dont le grand prêtre se prétendait le champion. Plus tard, en 1937, dans un de ses discours, Hitler devenu Chancelier a posé à ses auditeurs cette question : « Existe-t-il un socialisme plus magnifique que ce socialisme dont l’organisation permet à chacun parmi des millions de garçons allemands, si la Providence veut se servir de lui, de trouver la voie juste jusqu’à la tête de la Nation ? »
Le socialisme a donc pour tâche d’aider la Providence et la Providence a pour rôle d’utiliser le socialisme ! Drôle de providence, et drôle de socialisme ! D’autres prophètes, plus heureux que le Führer, ont-ils donné une définition plus concrète de ce « socialisme » ? Oh, les définitions ne manquent pas ! Un compilateur des écrits nazis en a découvert une centaine. Mais toutes sont du goût de celles-ci : « Le Socialisme, dit Bernard Kohler, est la défense morale du peuple, de même que le National-socialisme est sa défense physique. » ( !) « C’est le Socialisme allemand, écrit von Tschammer, qui réapparaît dans l’esprit militaire. » Explication qui s’apparente à celle de robert Ley, chef du Front du Travail, pour qui : « Le meilleur ordre socialiste est l’ordre militaire. » Le même Robert Ley dit aussi : « Socialisme, c’est le sang et la race, la foi sacrée et profondément sérieuse en un Dieu. » « Le Socialisme, dit Göbbels, c’est la doctrine libératrice du savoir-faire. » « La cathédrale de Cologne, voilà le socialisme allemand », prononce un autre. Et Rosenberg, dans son Mythe du vingtième siècle, va jusqu’à proclamer : « Le Socialisme, c’est la police. »
Et l’on pourrait poursuivre : le socialisme, c’est tout, et ce n’est rien ; le socialisme, c’est n’importe quoi. C’est ainsi, d’ailleurs, que l’entendent, après les nazis d’Allemagne, les nazillons du « Rassemblement national ». Ils tentent de s’emparer d’un mot justement évocateur pour faire triompher leurs desseins équivoques. Ne leur demandez pas de définir le mot, d’en expliquer le contenu. Ils ne savent pas. Ou mieux, ils ne peuvent pas. Car leur supercherie éclaterait au grand jour et leur construction de carton pâte s’effondrerait aussitôt, car aux yeux des plus naïfs, il apparaîtrait que le socialisme, c’est exactement le contraire de ce que font et de ce que veulent nazis d’Allemagne et nazillons de France. Ce qu’ils appellent la Révolution nationale est la plus sordide entreprise de réaction et de Terreur blanche ; c’est l’ordre ancien et ses privilèges immoraux et ses scandaleuses injustices qu’ils baptisent « ordre nouveau ». Et ce qu’ils nomment socialisme c’est tout ce contre quoi le socialisme s’inscrit en irréductible ennemi, c’est ce que le socialisme se propose d’abattre.
3 - Qu’est-ce que le socialisme ?
Qu’est-ce que le socialisme, en effet ? Ce n’est pas tout et rien. Ce n’est pas n’importe quoi. Ce n’est pas une formule magique, un mot sonore, apte à faire naître une mystique confuse et un peu mystérieuse. C’est tout autre chose. Ce mot a un contenu vivant et précis. Des données très précises distinguent le socialisme de ce qui n’est pas le socialisme, le militant socialiste du charlatan maquillé en commis voyageur de la « Révolution nationale ».
Le socialisme, c’est la suppression du parasitisme social, c’est la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, c’est la propriété sociale des moyens de production.
Être révolutionnaire, être socialiste, ce n’est pas lancer des imprécations d’hystériques sur l’intérêt général, le judéo-maçonnisme et autres fantaisies ; c’est se rendre à cette vérité d’évidence : il n’est qu’un moyen de résoudre la contradiction qui mine la société, c’est la substitution à l’ancien régime d’un régime où l’état social s’harmonisera avec les forces de production.
Être socialiste, ce n’est pas débiter de pieuses âneries sur l’organisation de la profession et du métier ; c’est lutter pour une société qui mette fin à l’exploitation de l’homme par l’homme.
Nous verrons que cette société, les nazis d’Allemagne ne l’ont pas fait naître sur les bords de la Sprée et que les nazillons français n’ont nullement l’intention de la construire sur les rives de la Seine ou celles de l’Allier.
Ils nous affirment, il est vrai, que leur régime substituera à la domination de l’or la primauté du travail. Ils claironnent que leur victoire marquera la fin du règne de l’or. Si vous leur demandiez de préciser leur pensée, ils devraient vous avouer que, dans le système qu’ils conçoivent, l’or continuera à jouer un rôle essentiel dans le commerce intercontinental. Quant à la primauté du travail, que signifie au juste leur formule ? Annonce-t-elle la fin du vol de la plus-value ? En aucune façon. Nous touchons à l’un des plus remarquables exemples de la mystification nazie : l’ère de l’or est finie, proclame-t-on : voilà la révolution ! Oui, mais quand on y regarde d’un peu plus près, on s’aperçoit :
- que l’or « déchu » continuera à régenter le commerce international ;
- que le travail « victorieux » continuera à être soumis aux règles de l’exploitation et du profit ;
- que la richesse produite par ce travail prétendûment « victorieux » continuera à être accaparée par une minorité privilégiée.
Charlatans saumâtres
En attendant, des charlatans saumâtres nous expliquent que le fin du fin est de supprimer la lutte des classes. Ils ont tout dit quand ils ont dit ça. Ils veulent supprimer la lutte des classes par décret, en l’interdisant par affiches, comme on interdit certains apéritifs, certains jeux de hasard, la circulation dans Paris minuit passé, et le franchissement de la chaussée en dehors des passages cloutés. Nos charlatans saumâtres, s’ils n’étaient pas de vulgaires coquins, seraient de petits ignorants et mériteraient le bonnet d’âne. Tant qu’il y aura des pauvres et des riches, des exploités et des exploiteurs, ces catégories antagonistes se heurteront. On ne connaissait pas encore les théories du socialisme lorsque les esclaves romains se révoltaient sous la direction de Spartacus ; tout le Moyen-Age a été marqué des Jacqueries, ces révoltes des paysans contre les seigneurs féodaux.
Il n’est de société sans classes que la société sans exploitation de l’homme par l’homme. Supprimer l’exploitation de l’homme par l’homme, c’est tarir la source du profit capitaliste. Les nazillons n’y songent pas un instant. Leurs modèles, les nazis, n’y ont jamais songé.
L’appropriation individuelle des instruments de production par les détenteurs de l’argent ne correspond plus au caractère social, collectif du mode de production. Et comme il ne peut être question de revenir à l’artisanat ou à la manufacture, l’harmonie nécessaire entre le mode de production et le mode d’appropriation ne peut être établie que par la remplacement de la propriété individuelle par la propriété sociale.
C’est ce qu’exprime ce très beau raccourci de Jaurès :
- « Nous voulons l’abolition du salariat et, comme il est impossible, maintenant que le temps du rouet, du fuseau, du marteau à la main, de l’instrument individuel de production, est passé pour faire place au grand mécanisme collectif de la production, comme il est impossible d’assurer à chaque travailleur la propriété de son outil individuel, c’est par la transformation de la propriété capitaliste en propriété collective que nous voulons poursuivre la transformation sociale. »
Oh nous savons bien l’objection des ignorants qui se donnent pour de beaux esprits ! « Vous retardez, nous disent-ils, avec votre B A BA du socialisme. Tout cela est bel et bien dépassé aujourd’hui. Les fondateurs du socialisme vivaient à l’autre siècle. Comment auraient-ils pu prévoir les formes de l’économie moderne et les bouleversements qui ont secoué le monde ? »
L’époque de l’impérialisme
Voici notre réponse :
Si le socialisme n’avait pas conservé un si grand prestige, s’il n’était pas la seule formule d’affranchissement humain, ceux qui rêvent pour des desseins suspects de se gagner la sympathie des masses populaires n’arboreraient pas le drapeau du socialisme.
Au surplus, s’il est bien vrai que les fondateurs du socialisme scientifique n’ont pu prévoir dans les détails les phénomènes économiques surgis depuis cinquante années, ils en avaient indiqué les prémisses avec une grande lucidité, et leurs continuateurs ont étudié très scrupuleusement ces phénomènes en appliquant à leur étude la très sûre méthode du matérialisme dialectique. Et à quelles conclusions ont abouti ces continuateurs qui s’appellent Lénine et Staline ? De quelle contribution ont-ils enrichi le socialisme ? Ils ont expliqué que nous étions entrés, avec le vingtième siècle, dans l’époque de l’impérialisme.
L’époque de l’impérialisme est celle où le heurt entre les forces productives et le régime social atteint sa plus grande acuité. Le régime capitaliste cesse d’être progressif. Ses idéologues se font alors les négateurs du progrès. À l’époque de l’impérialisme, l’effort de la raison, de l’analyse scientifique, ne peut que démontrer le caractère irrationnel de ce système. Les idéologues de l’impérialisme affirment que « les vrais chefs n’ont nullement besoin de culture et de science » (Hermann Göring). Au développement de la raison, on oppose les mythes grossiers de la Terre et du Sang. À l’époque de l’impérialisme, enfin, c’est-à-dire à l’époque de la domination d’une oligarchie financière étroite, la couche sociale intéressée au maintien du système capitaliste devient de moins en moins nombreuse (Note d’Ami de l’égalité : l’oligarchie est le gouvernement d’un petit groupe ; ce mot est souvent employé aussi pour désigner le petit groupe qui gouverne).
Recours au terrorisme
Pour assurer leur pouvoir, les oligarchies doivent renoncer au système de gouvernement démocratique. Elles recourent au terrorisme. Elles deviennent anti-démocratiques et réactionnaires. Pour mener à bien leur entreprise, il leur faudra tenter de détourner les masses ouvrières de la voie révolutionnaire, de les maintenir sous la domination de la grande bourgeoisie. C’est dans ce but qu’elles créeront partout où elles pourront des mouvements fascistes ; qu’elles leur conseilleront, pour tromper les masses ouvrières, de se servir de mots d’ordre anti-capitalistes. C’est ainsi qu’à l’époque de l’impérialisme, en combinant une démagogie anti-capitaliste chauvine, anti-sémite avec un terrorisme forcené contre la classe ouvrière, le fascisme a pu, dans un certain nombre de pays, dresser un barrage contre le socialisme, assurer la prolongation du système de domination des oligarchies capitalistes. Telle était la mission des nazis rassemblés par Adolf Hitler. Telle est la mission des nazillons qu’essayent de rassembler Marcel Déat, Deloncle et Jacques Doriot.
Ce n’est pas du socialisme
Cette entreprise, on peut la baptiser de tous les noms qu’on voudra. Elle n’a rien à voir avec le socialisme ; elle est le contraire du socialisme (Note de Gabriel Péri : Staline, dans son rapport au dix-septième congrès du Parti bolchévique, caractérise le fascisme « comme un signe montrant que le grand capital n’est plus en mesure d’exercer son pouvoir au moyen des anciennes méthodes de parlementarisme et de démocratie, ce qui l’oblige à recourir dans sa politique intérieure aux méthodes de domination terroristes »). Le socialisme nous révèle la contradiction qui creuse le tombeau du capitalisme. Le nazisme est né de l’effort du capitalisme décadent pour imposer son pouvoir par la terreur. Le socialisme révèle aux exploités le secret de leur exploitation et le moyen de briser cette exploitation. Le nazisme est la tentative tout à la fois sournoise et violente des couches réactionnaires de la bourgeoisie pour détourner les exploités de la voie de leur affranchissement.
Le socialisme repose sur deux assises fondamentales : la propriété sociale des moyens de production, dans le cadre du respect de la petite propriété individuelle, fruit du travail personnel ; la suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme.
La Société Socialiste, c’est celle où les moyens de production appartiennent soit à la société tout entière, soit à la collectivité des producteurs qui les gère. La Société Socialiste, c’est celle où les moyens de production qui permettaient l’exploitation du travail d’autrui étant devenus propriété sociale, la classe exploiteuse n’existe plus. La Société Socialiste est celle où la classe travailleuse (ouvriers et paysans) a cessé d’être exploitée par les possesseurs des grands moyens de production, pour devenir la propriétaire collective de ces moyens de production, affranchie de toute exploitation.
Être socialiste, c’est lutter pour cette société-là ! Est-ce cette société que se proposent de construire les démagogues ivres du « Rassemblement » antinational et impopulaire ? Ce qui est certain, c’est que leurs maîtres de Berlin ne l’ont pas construite. Ils lui ont tourné le dos.
4 - Discours anticapitalistes et subvention des magnats
On conçoit aisément que le socialisme tel qu’il est, tel que nous venons de le définir, le socialisme vrai, dont les communistes sont les seuls champions authentiques, ait été depuis toujours le cauchemar des ploutocrates.
Le socialisme, parce qu’il se propose de dépouiller les oligarchies de l’instrument d’exploitation, est pour celles-ci l’objet de la plus vive inquiétude. Contre lui, elles ont multiplié les obstacles. Elles ont usé de la puissance que leur confère la richesse pour combattre le mouvement socialiste ; elles ont usé de l’emprise qu’elles exercent sur l’État pour briser les organisations ouvrières, etc.
Si le nazisme, dont les hauts-parleurs du RNP prétendent suivre l’exemple et imiter le modèle, avait été le socialisme ; s’il avait été, à tout le moins, une variété, une forme de socialisme, ses progrès auraient provoqué l’indignation des classes possédantes. Contre lui, elles auraient multiplié les entraves. Elles auraient tout essayé pour ruiner le mouvement. Elles auraient, à prix d’or, suscité contre lui des mouvements rivaux, etc... Bref, elles auraient déployé l’effort de corruption que partout et toujours des exploiteurs déploient contre ceux qui menacent leurs privilèges.
Or, que s’est-il passé en Allemagne ? Il s’est passé ceci, sur quoi Déat et Doriot observeront, si vous les interrogez, un silence pudique : les possesseurs et les manieurs d’argent, les magnats de l’industrie lourde, les forces les plus actives du capitalisme ont subventionné le mouvement nazi, financé ses journaux, entretenu sa caisse de propagande. Pourquoi ? Parce que le nazisme, loin d’être une forme du socialisme, a été pour la grande bourgeoisie allemande — ce que le RNP tente d’être pour la grande bourgeoisie française — l’instrument de tentative de sauvetage de l’ordre ploutocratique.
Ce jongleur de Mussolini
Sans doute, les dirigeants nazis ont-ils eu soin, toujours, d’entourer de mystère tout ce qui concernait les ressources du Parti. En vertu du « Führerprinzip » (principe du Führer), Hitler s’abstenait de révéler à ses collaborateurs les plus proches l’origine de certaines souscriptions ; mais dans les années qui précédèrent son avènement au pouvoir, chaque fois que s’amorçait un débat public sur les moyens financiers du Parti, Hitler préférait transiger avec ses « diffamateurs » plutôt que de leur intenter un procès. Ce qui ne l’empêchait pas de célébrer la « vertu nazie » et d’accuser d’autres fascistes — les fascistes italiens par exemple — de n’être pas comme lui vêtus de probité candide et de lin blanc ! Le 29 juillet 1922 — treize ou quatorze ans avant l’Axe — le Völkischer Beobachter écrivait que « Mussolini avait trahi ses camarades parce qu’il avait été corrompu par les représentants de la Société du Gaz de Zurich ». Le journal ajoutait que le Popolo d’Italia, le journal de Mussolini, avait été fondé avec de l’argent juif et il invitait les « nationaux-socialistes » à « éviter strictement tout rapport avec ce jongleur de Mussolini ». Mais les sources où s’abreuvait Hitler n’étaient pas plus pures que celles où Mussolini avait étanché sa soif. L’un et l’autre s’étaient désaltérés aux fontaines du grand capital. L’un et l’autre ont été choisis par les tenants du vieil ordre comme les chiens de garde de leurs privilèges.
L’Allemagne entre les deux guerres
Pour la bonne compréhension de ce qui va suivre, essayons de nous représenter l’Allemagne entre les deux guerres. En 1918, ce pays a vu éclore des Soviets d’ouvriers et de soldats (note d’Ami de l’égalité : le mot russe « soviet » est l’équivalent du mot français « conseil » ; Gabriel Péri l’emploie ici par référence à la révolution russe de 1917, qui a consisté dans la formation en Russie de conseils d’ouvriers et de soldats, lesquels ont démantelé les institutions du pouvoir impérial et se sont formés en institution politique nouvelle ; les bolchéviks déployaient leur activité au sein de ces conseils ; en employant ici le mot russe « soviet », Gabriel Péri désigne les conseils révolutionnaires formés en Allemagne au moment de la déconfiture des institutions du pouvoir impérial consécutive à la défaite militaire de l’automne 1918). Mais la Révolution a été écrasée dans le sang par les efforts conjugués de l’Entente (note d’Ami de l’égalité : il s’agit de l’alliance franco-anglaise conclue sous le nom d’Entente cordiale et à laquelle s’étaient joints, à la faveur de la guerre mondiale, divers autres états) et des chefs traîtres de la social-démocratie, lesquels ont fait appel aux junkers et aux officiers de l’ancienne armée. Le courant populaire a été si puissant cependant que les maîtres du pouvoir durent accorder quelques concessions à la classe ouvrière : assurances sociales, contrats collectifs, conseils d’entreprises, droit d’organisation des ouvriers agricoles. Toutefois, les potentats de la grande industrie, aussi bien que les hobereaux, sont parfaitement décidés à reprendre ce qu’ils ont accordé. Pour commencer, ils sabotent l’application des lois sociales ; ils s’emploient à briser les grèves. Ils créent pour cela des corps spéciaux, des ligues de combat, sorte de police prétorienne aux ordres du grand capital. La plus agissante de ces ligues crées et mises au monde par les capitalistes allemands, c’est le Parti National-Socialiste d’Adolf Hitler. Pendant toute une période, ces ligues, que le grand capital a eu l’occasion d’expérimenter lors du putsch de Kapp, sont tenues en réserve. L’heure n’a pas sonné encore de les lancer dans la bagarre. Il attend que les capitaux américains et anglais aient afflué en Allemagne, que l’industrie allemande se soit rééquipée. Seulement, lorsque cet équipement est achevé, lorsque l’Allemagne s’apprête à inonder le monde de ses produits, le monde est secoué par la grande crise économique de 1930. Cette crise touche directement les industriels allemands. Leur grande préoccupation, dès lors, va être de réduire les salaires ouvriers, d’abroger la législation sociale, d’en finir avec le système des contrats collectifs. Ils doivent, pour cela, disposer d’un État docile à leurs vœux. Les corps-francs sont tirés de l’ombre ; le parti national-socialiste est poussé à l’avant-scène. Fritz Thyssen et Kirdorff de la métallurgie de Gelsenkirchen augmentent le chiffre de leurs subventions. Les gouvernements de Brüning, de Von Schleicher, de Papen cèdent à la pression des agitateurs nazis, puis ils leur abandonnent la place.
Ne nous y trompons pas, cependant, la volonté et l’argent de quelques magnats n’auraient point suffi à assurer la victoire de cette équipée. Pour qu’elle réussît, ses initiateurs devaient capter la confiance d’une troupe importante, se donner — ce que Déat et Doriot cherchent en vain dans la France de 1941 — une base de masse. Comment s’y prirent-ils ? La question est d’importance. Là-bas, une formidable entreprise de viol des foules a réussi. Réussira-t-elle chez nous ? Ce qui est certain, c’est que l’un des moyens d’empêcher son succès, c’est de révéler les procédés qu’elle employa, de dire comment elle mystifia ceux à qui elle s’adressait, et c’est de montrer que ceux-là furent victimes d’une des plus gigantesques escroqueries de l’histoire.
Des millions d’êtres dans la misère
Mais qui étaient-ils au juste, ceux auxquels s’adressait l’agitation nazie ? C’étaient les classes moyennes d’abord, les épargnants, les détenteurs de revenus fixes saignés à blanc par la chute du mark, les petits commerçants pressurés par les banques, écrasés par les magasins cartellisés. C’étaient les paysans endettés, que le fléchissement des prix condamnait à la misère, à partir de 1929 ; les petits paysans s’entend, car pour ce qui est des hobereaux, la politique douanière du gouvernement les avait mis à l’abri des risques les plus graves. À ces catégories sociales ajoutez les anciens combattants et parmi eux la foule des anciens officiers et sous-officiers à qui la fin de la guerre et la défaite ont fait perdre leur emploi ; la jeunesse enfin, la tragique multitude des jeunes chômeurs et des jeunes étudiants sans emploi, tous avides d’action, de mouvement, de renouvellement.
Où vont aller ces millions d’hommes et de femmes sur qui la misère s’est abattue comme un manteau de plomb et que déjà la famine guette ? Où vont-ils aller ?
Ah certes, si contre le régime qui engendre l’effroyable détresse, la classe ouvrière s’unissait comme tentent de l’unir les communistes, la réponse ne serait pas douteuse. Le prolétariat uni serait pour la petite bourgeoisie une irrésistible force d’attraction. Autour de cette force se grouperaient les victimes de la guerre, les jeunes dont les vingt ans réclament avec tant d’impatience l’action, la rénovation de l’Allemagne. Alors serait mobilisée la formidable armée qui ne s’égarerait pas, ne prendrait pas le mauvais chemin, mais s’attaquerait à la cause du mal : elle désignerait aux multitudes le but à atteindre, le socialisme.
La division ouvrière favorise le nazisme
Oui, mais la classe ouvrière est divisée, la social-démocratie, non contente de repousser les propositions d’action commune des communistes, charge son préfet de police Zorgiebel de faire tirer sur la foule ouvrière de Berlin, le premier mai 1929. Elle s’accroche à la capote de Hindenburg, à la soutane de Brüning, à la jaquette de von Papen.
Par sa faute inexpiable, c’est vers d’autres forces que va se diriger la cohorte des victimes. Vers quelles forces ? Vers celles qui ont été mises sur pied par les responsables de ses misères.
Ces forces existent ; ce sont le Parti nazi, ses sections de protection, ses sections d’assaut dont le grand capital a alimenté les caisses. Magnats de l’industrie, féodaux de la terre ont réalisé ce tour de force : ils ont groupé les victimes du régime dans des organisations dont la raison d’être et la mission était de sauver ce régime.
Nous verrons comment cette supercherie fut possible et quel langage tinrent, à cette foule qui avait faim, les chefs visibles du mouvement. Mais qu’importait le langage. Les autres chefs, invisibles ceux-là, tenaient les cordons de la bourse. Ils étaient les vrais maîtres du mouvement nazi ; ils savaient qu’ils le conduiraient où ils voudraient et ils lui avaient assigné la mission de sauver des privilèges que la tourmente menaçait d’emporter.
Bailleurs de fonds de Hitler
Ces chefs invisibles, ces bailleurs de fonds, quels étaient-ils ? Certains ne vivaient pas sous le ciel allemand. C’est ainsi que, parmi les protecteurs de la première heure du mouvement nazi figurent : le pétrolier anglais Sir Henri Detterding, le potentat américain Ford et quelques financiers suédois liés à la famille de Göring. Parmi les protecteurs allemands, il convient de citer M. Aust, président de l’Union des Industriels bavarois ; M. Kuhlo, avocat-conseil de cette union ; Von Epp qui, en compagnie de Röhm, se procura dans les milieux financiers de Munich les fonds nécessaires à l’achat du journal le Völkischer Beobachter ; le grand industriel Borsig ; le fabricant de dentelle Mutscham ; le chef du trust du charbon de Rhénanie Kirdorff ; l’industriel Thyssen ; l’administrateur du grand trust de la potasse Wintershall de Cassel ; le trust Lahussen-Nordwolle ; l’union minière Bergbanveren d’Essen ; la maison Otto Wolf ; le trust des cigarettes Reemsta ; de grands propriétaires terriens ; enfin les anciens princes allemands : l’ex-Kaiser, le prince Auguste-Guillaume de Hohenzollern, le prince Christian de Schaumburg-Liffe, le duc de Saxe-Cobourg Gotha, les grands-ducs d’Oldenburg, de Mecklemburg, de Hesse, le duc Ernest-Auguste de Brünswick. Et ce fut pour être agréable à ces « nom de Dieu de princes », pour les payer comptant, que les députés nazis, tout en vitupérant le capitalisme, votèrent au Reichstag contre la loi d’expropriation des anciennes familles princières !
Voilà quels noms portent les vrais maîtres du mouvement nazi. Ces bailleurs de fonds, dont les journaux de Marcel Déat et de Doriot ne publieront jamais le palmarès, ne gaspillaient pas leurs deniers. Ils ne prêtaient pas à fonds perdus. Ils réalisaient un très bon placement. Ils se ménageaient une assurance. En prélevant un peu sur leurs bénéfices, ils entendaient assurer la protection de leur régime, de leurs privilèges et tirer une traite sur l’avenir.
Ils n’ont pas été déçus, mais remboursés avec usure et récompensés au centuple !
5 - L’escroquerie du programme : Bons et mauvais capitalistes
Gabriel Peri