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Bonnes feuilles - Hélène Grémillon, Le confident

Par Benard


Hélène Grémillon

LE CONFIDENT

Plon(19.00 €)

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Le premier chapitre…

Un jour, j’ai reçu une lettre, une longue lettre pas signée. C’était un événement, car dans ma vie je n’ai jamais reçu beaucoup de courrier. Ma boîte aux lettres se bornant à m’annoncer que la-mer-est-chaude ou que la-neige-est-bonne, je ne l’ouvrais pas souvent. Une fois par semaine, deux fois les semaines sombres, où j’attendais d’elles, comme du téléphone, comme de mes trajets dans le métro, comme de fermer les yeux jusqu’à dix puis de les rouvrir, qu’elles bouleversent ma vie.

Et puis ma mère est morte. Alors là, j’ai été comblée, pour bouleverser une vie, la mort d’une mère, on peut difficilement mieux faire.

Je n’avais jamais lu de lettres de condoléances. A la mort de mon père, ma mère m’avait épargné cette funèbre lecture. Elle m’avait seulement montré la convocation à la remise de médaille. Je me souviens encore de cette foutue cérémonie, j’avais treize ans depuis trois jours : un grand type me serre la main, il me sourit mais c’est un rictus que je reçois à la place, il a la gueule de travers et quand il parle, c’est pire.

— Il est infiniment déplorable que la mort ait été l’issue d’un tel acte de bravoure. Votre père, mademoiselle, était un homme courageux.

— Vous dites cette phrase à tous les orphelins de votre guerre ? Vous pensez qu’un sentiment de fierté fera diversion à leur chagrin. C’est très charitable de votre part, mais laissez tomber, je n’ai pas de chagrin. Et puis mon père n’était pas un homme courageux. Même la grande quantité d’alcool qu’il ingurgitait tous les jours ne l’y aidait pas. Alors disons que vous vous trompez d’homme et n’en parlons plus.

— Au risque de vous étonner, je maintiens, mademoiselle Werner, que c’est bien du sergent Werner – votre père – dont je vous parle. Il s’est porté volontaire pour ouvrir la voie, le champ était miné et il le savait. Que vous le vouliez ou non, votre père s’est illustré et vous devez prendre cette médaille.

— Mon père ne s’est pas « illustré », stupide grande gueule de travers, il s’est suicidé et il faut que vous le disiez à ma mère. Je ne veux pas être la seule à le savoir, je veux pouvoir en parler avec elle et avec Pierre aussi. Le suicide d’un père, ça ne peut pas être un secret.

Je m’invente souvent des conversations pour dire les choses que je pense, c’est trop tard, mais ça me soulage. En vrai, je ne suis pas allée à cette cérémonie pour la mémoire des soldats de la guerre d’Indochine et, en vrai, je l’ai dit une seule fois ailleurs que dans ma tête que mon père s’est suicidé, c’était à ma mère, dans la cuisine, un samedi.

Le samedi, c’était le jour des frites et j’aidais ma mère à éplucher les pommes de terre. Avant, c’était papa qui l’aidait. Il aimait éplucher et moi j’aimais le regarder faire. Il ne parlait pas plus quand il épluchait que quand il n’épluchait pas, mais au moins il y avait un son qui sortait de lui et ça faisait du bien. Tu sais Camille que je t’aime. Je posais toujours les mêmes mots sur chacun de ses coups de couteau : tu sais Camille que je t’aime.

Mais sous mes propres coups de couteau ce samedi-là, j’ai posé d’autres mots : « Papa s’est suicidé, tu le sais, n’est-ce pas, maman ? que papa s’est suicidé. » La friteuse était tombée en brisant le carrelage du sol et l’huile s’était répandue entre les jambes figées de ma mère. J’avais eu beau nettoyer frénétiquement, nos pieds avaient continué de coller pendant plusieurs jours, faisant grincer ma phrase à nos oreilles : « Papa s’est suicidé, tu le sais, n’est-ce pas, maman, que papa s’est suicidé ? » Pour ne plus l’entendre, Pierre et moi parlions plus fort, peut-être aussi pour couvrir le silence de maman qui, elle, depuis ce samedi-là, ne parlait presque plus.

Aujourd’hui, le carrelage de la cuisine est toujours cassé, je m’en suis fait la réflexion la semaine dernière en faisant visiter la maison de maman à ce couple intéressé. Chaque fois qu’il regardera cette grande fissure sur le sol, ce couple intéressé, s’il se transforme en couple acheteur, déplorera le laisser-aller des propriétaires d’avant, et le carrelage sera leur première étape de rénovation et ils seront très contents de s’y atteler, ça aura au moins servi à ça, mon horrible déballage. Il faut absolument qu’ils achètent la maison, eux ou d’autres je m’en fous, mais il faut que quelqu’un l’achète. Je n’en veux pas et Pierre non plus, un endroit où le moindre souvenir rappelle les morts n’est pas un endroit pour vivre.

Quand elle était rentrée de la cérémonie pour papa, maman m’avait montré la médaille. Elle m’avait dit que le type qui la lui avait remise avait la gueule de travers et elle avait essayé de l’imiter en essayant de rire. Depuis la mort de papa, elle ne savait plus faire que ça : essayer. Et puis elle m’avait donné la médaille en me serrant fort les mains, en me disant qu’elle me revenait, et elle s’était mise à pleurer, ça, elle y arrivait très bien. Ses larmes étaient tombées sur mes mains, mais je les lui avais brutalement retirées, ressentir la douleur de ma mère dans mon corps m’était insupportable.

En ouvrant les premières lettres de condoléances, mes propres larmes sur mes mains me rappelèrent ces larmes de maman et je les laissai glisser pour voir par où étaient passées celles de celle que j’aimais tant. Je savais ce que ces lettres avaient à me dire : que maman était une femme extraordinaire, que la perte d’un être cher est quelque chose de terrible, que rien n’est plus violent que ce deuil-là, etcetera, etcetera, je n’avais pas besoin de les lire. Alors chaque soir, je répartissais les enveloppes en deux paquets : à droite, celles qui portaient le nom de l’expéditeur, à gauche, celles qui n’en portaient pas et je me contentais d’ouvrir le paquet de gauche et de sauter directement à la signature pour voir qui m’avait écrit et qui je devrais remercier. Finalement, je n’ai pas remercié grand monde et personne ne m’en a tenu rigueur. La mort accepte tous les écarts de politesse.

La première lettre que j’ai reçue de Louis faisait partie du tas de gauche. L’enveloppe avait attiré mon attention avant que je ne l’ouvre, elle était beaucoup plus épaisse et plus lourde que les autres. Elle ne ressemblait pas au format d’un mot de condoléances.

C’était une lettre manuscrite de plusieurs pages, sans signature.

Avec l'aimable autorisation des éditions Plon © 2010

Source : http://www.premierchapitre.fr/sp/iphone/v3/livre_pc.php?livre=386#


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