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L’État, ses origines, son évolution et son avenir

Publié le 21 février 2011 par Copeau @Contrepoints

Nous vous proposons de retrouver durant quelques semaines des textes du grand sociologue allemand Franz Oppenheimer, consacrés à l’Etat, ses origines et ses fondements.

L’État, ses origines, son évolution et son avenirIntroduction

a) Définitions de l’Etat

L’étude que contiennent ces pages est un essai exclusivement sociologique sur la nature de l’Etat considéré du double point de vue de l’histoire philosophique et de la théorie économique : le côté juridique reste en dehors de notre sujet. Nous suivrons l’Etat, en tant que phénomène socio-psychologique, au cours de son évolution depuis ses origines jusqu’à ses formes constitutionnelles contemporaines et nous essayerons d’établir sur ces bases une prognose raisonnée de son développement ultérieur. Nous nous attacherons à l’essence même de notre sujet, nous inquiétant peu des formes légales extérieures dans lesquelles se poursuit la vie internationale et intra-nationale. Notre but, en un mot, est d’apporter une contribution à la philosophie de l’Etat et nous ne toucherons au droit politique qu’en tant que ce droit, dans sa forme universelle et commune à toutes les sociétés, peut être considéré comme problème.

Toutes les maximes de droit politique se trouvent donc écartées d’avance de notre examen. De même un simple coup d’œil jeté sur les diverses définitions de l’Etat suffit à nous convaincre qu’il serait vain d’en attendre une élucidation quelconque quant à la nature de l’Etat, ses origines et ses fins. Nous y trouvons en effet représentées toutes les nuances jusqu’aux extrêmes les plus violents. Lorsque Rousseau fait naître l’Etat d’un Contrat social et que Carey le fait résulter d’une association de brigands; lorsque Platon et les Marxistes lui octroient l’omnipotence, reconnaissant en lui l’autocrate absolu ordonnant toutes les relations .politiques, économiques et même sexuelles (Platon) des citoyens, pendant que le libéralisme le confine à l’impuissance d’Etat-Gardien de la paix et que l’anarchisme réclame sa suppression définitive, c’est en vain que l’on essaiera, entre tous ces dogmes contradictoires, d’arriver à une conception satisfaisante de cet Etat tant discuté.

Ces irréconciliables di vergences dans les différentes définitions de l’Etat proviennent de ce qu’aucune d’elles n’a été conçue du point de vue sociologique. L’Etat, objet historiquement universel, ne peut être compris dans son essence que par une étude réfléchie embrassant dans ses grandes lignes toute l’histoire universelle. Seule la théorie sociologique s’est jusqu’ici engagée sur ce chemin, le grand chemin de la science : toutes les autres se sont formées comme théories de classe. Tout Etat – ceci doit être établi tout d’abord – tout Etat a été et est un Etat de classes et toute théorie politique a été et est une théorie de classe. Et une théorie de classe n’est pas le produit de la raison qui scrute mais celui de la volonté qui convoite et commande; elle n’emploie pas ses arguments afin de parvenir à la vérité, elle s’en sert comme d’autant d’armes dans la lutte des intérêts matériels. Ce n’est pas une science mais une mimicry, un simulacre de science. La compréhension de l’Etat nous permet bien de nous rendre compte de la nature des théories politiques mais la connaissance de ces théories ne peut en aucun cas nous éclairer sur la nature de l’Etat.

Déterminons d’abord par un aperçu rapide des théories politiques de classe tout ce que l’Etat n’est pas. L’Etat n’a pas été conçu par le « besoin d’association » comme le croit Platon et ce n’est pas un « produit de la nature » comme le veut Aristote, il n’a pas in specie, comme l’expose Ancillon, «  la même origine que les langues » ; il est absolument faux que, comme l’expose ce dernier, « de même que les différents langages se sont formés et développés spontanément par suite du besoin et du pouvoir que possède l’homme de communiquer ses pensées et ses sentiments, de même les Etats se sont développés de l’instinct et du besoin de sociabilité », L’Etat n’est pas « un droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce qui leur est commun avec puissance souveraine » (Bodin) ; et il ne s’est pas davantage constitué pour mettre une fin au bellum omnium, contra omnes ainsi que l’a avancé Hobbes et beaucoup d’autres après lui. L’Etat n’est pas le résultat d’un Contrat Social comme longtemps avant Rousseau ont voulu le prouver Grotius, Spinoza et Locke. L’Etat est peut-être le « moyen ayant pour but suprême le développement éternellement progressif du purement humain en une nation », comme l’a exposé Fichte mais sûrement il n’est pas ce but, il n’a pas été conçu et il n’est pas maintenu dans ce but. L’Etat n’est ni l’Absolu selon Schelling, ni l’esprit en tant qu’il se réalise avec conscience dans le monde…, la puissance de la raison se réalisant comme volonté, comme le définit Hegel d’une manière aussi claire qu’élégante. Il nous est impossible d’accepter la définition de Stahl qui voit dans l’Etat « l’empire moral de la communauté humaine » et dans son essence « une institution divine ». Cicéron demandantquid est enim civitas nisi juris societas ? ne nous satisfait pas davantage et moins encore Savigny qui voit « dans la formation de l’Etat une forme de la création du droit, le degré superlatif de la création du droit » et qui définit L’Etat même : « la représentation matérielle du peuple ».

Bluntschli en proclamant l’Etat « personnification du peuple » ouvre le long défilé de ces théoriciens qui baptisent ou l’Etat, ou la Société, ou encore un mélange quelconque de ces deux ingrédients du nom de « supra-organisme ». Cette opinion est aussi intenable que celle de sir Henry Maine faisant s’élever l’Etat de la famille par les degrés: « gens, maison et tribu ». L’Etat n’est pas une « unité associative » comme le croit le juriste Jellinek. Le vieux Boehmer se rapproche de la vérité lorsqu’il écrit que denique regnorum praecipuorum ortus et incrementa perlustrans vim et latrocinia potentiœ initia fuisse apparebit ; mais néanmoins Carey est dans l’erreur lorsqu’il fait provenir l’Etat d’une bande de brigands qui se seraient érigés en maîtres sur leurs compagnons. Beaucoup de ces définitions contiennent une parcelle plus ou moins grande de vérité mais aucune n’est entièrement satisfaisante et la plupart sont radicalement fausses.

b) La conception sociologique de l’Etat

Qu’est-ce donc que l’Etat au sens sociologique ? L’Etat est, entièrement quant à son origine, et presque entièrement quant à sa nature pendant les premiers stages de son existence, une organisation sociale imposée par un groupe vainqueur à un groupe vaincu, organisation dont l’unique but est de réglementer la domination du premier sur le second en défendant son autorité contre les révoltes intérieures et les attaques extérieures.

Et cette domination n’a jamais eu d’autre but que l’exploitation économique du vaincu par le vainqueur. Aucun Etat primitif dans toute l’histoire universelle n’a eu une origine autre[1]. Là où une tradition digne de foi informe différemment il s’est toujours agi de la fusion de deux Etats primitifs déjà entièrement développés s’unissant en un ensemble d’organisation plus complexe ; ou encore nous nous trouvons en présence d’une variante humaine de la fable des moutons prenant l’ours pour roi afin qu’il les défende contre les loups. Mais même dans ce cas la forme et la substance de l’Etat sont exactement les mêmes que dans « l’Etat-Loup» pur et simple.

La très mince provision d’histoire apprise dans notre enfance suffit pour nous permettre de reconnaître la vérité de cette assertion générale. Partout nous voyons une belliqueuse tribu barbare envahir le territoire d’un peuple plus pacifique, s’y établir comme aristocratie et y fonder son Etat. En Mésopotamie invasion sur invasion, Etat sur Etat : Babyloniens, Amorites, Assyriens, Arabes, Mèdes, Perses, Macédoniens, Parthes, Mongols, Seldjoukides, Tartares et Turcs ; sur la terre du Nil Hyksos, Nubiens, Perses, Grecs, Romains, Arabes et Turcs ; en Grèce les Etats Doriens de type caractéristique ; en Italie Romains, Ostrogoths, Lombards, Francs. et Germains ; en Espagne Carthaginois, Romains, Visigoths, Arabes ; en Gaule Romains, Francs, Burgondes, Normands ; en Angleterre Saxons et Normands. Les flots des belliqueuses peuplades se déversent sur l’Inde jusqu’à l’Insulinde, et sur la Chine ; et il en est de même dans les colonies européennes dès que le conquérant y trouve un élément de population sédentaire déjà établi. Lorsque cet élément fait défaut, lorsque la population du pays envahi se compose de chasseurs nomades qu’il est possible de détruire mais jamais d’asservir, on en est quitte pour importer des contrées lointaines la masse humaine corvéable et exploitable : c’est la traite, l’esclavage.

Les colonies européennes dont les lois ne permettent plus de suppléer par l’importation d’esclaves à l’absence d’une population indigène sédentaire semblent au premier abord constituer une exception à cette règle. L’une de ces colonies, les États-Unis d’Amérique, est devenue une des plus importantes formations politiques de l’histoire mondiale. La contradiction apparente est expliquée là par le fait que la masse humaine « taillable et corvéable à merci » s’importe d’elle-même, émigrant en masse hors des Etats primitifs comme hors de ces Etats, arrivés à un plus haut degré de civilisation et possédant déjà la liberté de domicile mais dans lesquels l’extorsion a atteint un point insoutenable. Nous avons ici, s’il nous est permis d’employer cette figure, une contamination à distance de la « maladie d’Etat « , une contamination causée par des foyers d’infection éloignés. Dans les colonies où l’immigration est peu importante, soit en raison du grand éloignement rendant le voyage trop coûteux, soit par suite de mesures prohibitives, les conditions sociales se rapprochent déjà de ce but final de l’évolution de l’Etat qu’il est possible dès maintenant de reconnaitre comme inévitable, mais pour lequel il nous manque encore le terme scientifique. Une fois de plus dans la dialectique de l’évolution une transformation quantitative est devenue transformation qualitative : l’ancienne forme s’est remplie d’un nouveau contenu. Nous y avons encore un « Etat », c’est-à-dire une stricte organisation de la vie sociale collective assurée par un pouvoir coercitif mais ce n’est plus « l’Etat » au vieux sens du mot, ce n’est plus l’instrument de la domination politique, de l’exploitation économique d’un groupe social par un autre groupe, ce n’est plus l’Etat de classes mais un Etat qui semble être véritablement le résultat d’un Contrat social. Les colonies australiennes se rapprochent beaucoup de ces conditions, si nous en exceptons la province féodale de Queensland avec son exploitation de Canaques à demi esclaves, et l’idéal est presque entièrement atteint en Nouvelle-Zélande.

Tant que l’on n’aura pas atteint un communis consensus quant à l’origine et la nature de l’Etat historique, ou, ce qui revient au même, de l’Etat au sens sociologique, c’est en vain que l’on tentera d’imposer un nouveau terme pour désigner ces formes supérieures de l’organisation sociale. En dépit de toutes les protestations le nom d’Etat leur reste et leur restera sans doute toujours. Afin d’avoir une emprise sur la nouvelle conception nous désignerons ici cette forme par le terme « Fédération libre ». L’examen rapide des Etats historiques passés et présents devrait être complété ici, si la place nous le permettait, par une étude des faits que nous procure l’ethnologie sur les Etats non compris dans l’horizon de notre histoire si faussement qualifiée d’universelle. Qu’il nous suffise d’affirmer ici que nulle part notre règle ne souffre d’exception. Dans l’archipel malais comme dans le grand laboratoire sociologique africain, dans tous les pays du globe où l’évolution des races a dépassé la période de sauvagerie primitive, l’Etat est né de la subjugation d’un groupe humain par un autre groupe et sa raison d’être est, et a toujours été, l’exploitation économique des asservis.

Cette récapitulation sommaire n’a pas seulement pour but de démontrer la justesse de l’axiome fondamental que nous a donné, le premier, Ludwig Gumplowicz, le sociologue bien connu ; elle nous fait apercevoir aussi comme dans un éclair le chemin qu’a parcouru l’Etat, la longue « voie douloureuse» de l’humanité, le chemin sur lequel nous le suivrons maintenant : partant de l’Etat conquérant primitif il se dirige à travers mille transformations vers le but suprême, la Fédération libre.

Notes

  1. ^ L’histoire ne fait mention d’aucun peuple chez lequel les premiers indices de la division du travail et de l’agriculture n’aient pas coïncidé avec une exploitation économique de ce genre ; aucun peuple chez lequel le fardeau du travail n’ait pas été le lot des uns pendant que les autres en récoltaient le fruit ; chez lequel, en d’autres termes, la division du travail se soit développée autrement que comme sujétion des uns sous la domination des autres (Rodbertus-Jagelzow, Belenchtung der sozialen Frage, 2e édit., Berlin, 1890, p. 124. – Le Socialisme d’Etat en Allemagne, d’Andler, Paris, 1897, contient une bibliographie complète des œuvres de Rodbertus).

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