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Autour du poète chinois Yu Jian (les entretiens de Po&sie;)

Par Florence Trocmé

Les entretiens de Po&sie 
La poésie chinoise aujourd’hui : Yu Jian 
avec Li Jinjia, Sebastian Veg et Claude Mouchard 
 

Lecture Po&sie, Yu Jian (C. Mouchard) 28-02-2011 19-36-52
La revue Po&sie, dont le numéro 134 vient de sortir, a inauguré tout récemment un cycle de rencontres, « Les Entretiens de Po&sie ». Les rencontres ont lieu à la Maison de l’Amérique latine à Paris et visent à montrer « qu’il est devenu indispensable de s’entretenir de la poésie » et plus particulièrement en examinant celle-ci « sous l’angle des "poétiques" c’est-à-dire de la pensée de la poésie : les questions que sa persistance et ses transformations posent, non pas seulement à la "société" mais à chacun en son être de parole et de destin » (Lire ici l’intégralité de la note de présentation de ce cycle d’entretiens par Michel Deguy, Claude Mouchard et Martin Rueff) 
La rencontre du 28 février 2011 était consacrée à la poésie chinoise contemporaine, autour de la figure du poète et cinéaste Yu Jian, présenté par Li Jinjia et Sebastian Veg, traducteurs du poète et Claude Mouchard, rédacteur en chef adjoint de Po&Sie.  
 
Lecture Po&sie, Yu Jian (C. Mouchard) 28-02-2011 19-48-56
Auditorium plein et belle affluence de plus de soixante personnes pour cet entretien passionnant autour de la poésie chinoise.  
Après une brève introduction par Michel Deguy qui présente les Entretiens et annonce notamment dans leur cadre la venue de Luba Jurgenson et d’Emanuele Coccia (parmi d’autres), Claude Mouchard raconte comment la revue a reçu en 2003 un long poème de Yu Jian, dans une traduction de de Li Jinjia, et Sebastian Veg et le choc que ce texte produisit sur les membres du comité de rédaction.
Ce sont donc ces deux intervenants qui vont présenter le poète chinois, après une toute première et brève lecture, celle de « message n° 268 » occasion d’ attirer l’attention sur les deux ouvrages de Yu Jian parus en français, Dossier 0, Bleu de Chine et Un vol, Bleu de Chine/Gallimard (la revue Po&sie l’a également publié à plusieurs reprises). 
 
Lecture Po&sie, Yu Jian (C. Mouchard) 28-02-2011 20-12-42
Né en 1954 à Kunming, dans la province de Yunnan, Yu Jian est l'un des poètes chinois les plus connus d'aujourd'hui. Il a travaillé comme soudeur en usine du temps de la révolution culturelle, avant de reprendre ses études et de fonder dans les années 80 une revue très emblématique d’un nouveau courant de la poésie chinoise. Il publie beaucoup et s’impose avec un style qui rompt avec l’orthodoxie politique et les conventions poétiques. Le poème « Dossier 0 » suscitera d’ailleurs de vifs débats. Traduit dans plusieurs langues, il est considéré comme un sommet de la poésie chinoise contemporaine. Yu Jian y mène des attaques virulentes contre l’état chinois et se pose en observateur contestataire qui vient du Sud (la province du Yunnan) et de la périphérie et qui tient tête au pouvoir central. Autour du problème de la langue, il construit son travail de poésie et de critique sociale. Ainsi dans « Dossier 0 », son poème le plus célèbre, trouve-t-on une parodie du langage du pouvoir. 
« Dossier 0 » est un long poème qui présente la vie d’un individu selon un dossier sur lui dont les éléments s’accumulent dans un placard, au milieu de milliers de dossiers et de centaines de placards. Dossier de surveillance de l’individu bien sûr, à l’expansion à la fois très ordonnée et chaotique, où l’on trouve aussi bien des bulletins scolaires que des billets de dénonciation. La dénonciation du système s’étend aussi bien à la perversion administrative qu’à celle du langage inhérente à tout système politique. Le poème se présente comme un montage abrupt de termes isolés, de slogans, de formules stéréotypées, de publicités, de recettes de cuisine, de bouts de chansons ou de relevés du parler quotidien sur un mode fragmentaire mettant en pièce la fausse homogénéité du discours officiel.  
 
Second aspect important de l’œuvre de Yu Jian, la remise en valeur de la culture locale, source d’expériences menues, simples et répétitives, loin du centre politique et de la culture dominante. Dernier rempart aussi contre l’uniformisation. Le poète est très attaché à la terre rouge et humide de sa contrée natale et est attentif à la petite culture propre à chaque localité, à ces traditions sans cesse renouvelées, individualisées, qui assurent l’existence d’une communauté autour d’une manière de vivre. Dans sa poésie, il cherche à réduire la vie des gens simples à ses aspects les plus immédiats, sans jugement de valeur, et la « banalité » de sa thématique vise à dénoncer tout le processus d’indifférenciation.  
Son second long poème « Un vol », a été écrit à partir d’un déplacement en avion, c’est une suite d’impressions de voyage, mais aussi un poème sur la poésie, avec de multiples réminiscences de poèmes chinois de toutes les époques ou  de poèmes occidentaux et tout particulièrement Terre Vaine d’Eliot. 
Claude Mouchard souligne l’élan de cette poésie, « Un vol est un poème trajectoire, il troue l’espace-temps et les langages, il se soutient de son propre élan », dira-t-il avant la lecture de larges extraits de la fin du livre. Lecture bilingue par le professeur Yinde Zhang et Claude Mouchard. Lecture qui montre comment Yu Jian aspire à une synthèse des expressions anciennes et modernes et sa capacité vitale à saisir le réel : « il fonce sur une étendue vaste et mouvante, la présence » dira encore Claude Mouchard. Il développe une forme d’oralité particulière, avec un travail sur le rythme, et le jeu sur continuité et discontinuité. Il se sert de la plasticité de la langue chinoise pour obtenir une sorte de fluidité et de flou proches de l’expression orale, en une « narrativité élastique et rebondissante ». 
 
Lecture Po&sie, Yu Jian (C. Mouchard) 28-02-2011 19-48-53
Mais Yu Jian n’est pas seulement poète, il est aussi photographe et cinéaste. A ce second pan de son activité artistique va être consacrée la deuxième partie de la rencontre, autour de la projection d’un extrait d’un film de Yu Jian  
Sebastian Veg va très bien placer ce film dans le contexte général du documentaire chinois. Il présente un large mouvement indépendant né en Chine il y a une vingtaine d’années, à partir d’un premier film de Wu Wenguang  « Bumming in Beijing », « à la dérive dans Pékin » en forte rupture avec l’esthétique du documentaire antérieur, de TV essentiellement. À la fin des années 90, avec l’apparition de caméras digitales très bon marché, on assiste à une explosion du cinéma documentaire indépendant, sur lequel d’ailleurs Yu Jian lui-même va écrire, notamment deux textes, « l’âge du cinéma amateur est sur le point de revenir » et « maintenant que nous avons des CD et des caméras digitales ». En fait tout ce mouvement exploite une lacune du dispositif de censure chinois : il n’y a pas d’instance, pas de « guichet » responsable du film documentaire. De telle sorte que celui-ci n’est ni autorisé, ni interdit. Il est non officiel.  
 
Lecture Po&sie, Yu Jian (C. Mouchard) 28-02-2011 20-58-15
Quelques traits marquants des films de Yu Jian : la rupture avec le réalisme entendu comme idéologie. Il se structure en restant proche du réel, mais en excluant la démonstration, il n’y a pas de voix off, pas de commentaire. C’est une réaction à la fois contre le réalisme socialiste et contre les grandes réflexions épiques sur le modèle du feuilleton « Élégie du fleuve ». « À l’Ouest des rails » de Wang Bing est un bel exemple de ce nouveau type de cinéma et de son esthétique qui s’attache à la texture du réel plus qu’à sa signification politique et à des individus en marge plus qu’à des collectivités.  
Les films de Yu Jian, « Gare turquoise » et « Ville natale » ont été notamment présentés au festival Yunfest, festival du documentaire indépendant qui a lieu une année sur deux au Yunnan. 
La rencontre se terminera sur la projection de larges extraits du film « Gare Turquoise » centré autour d’une ligne de chemin de fer reliant Kunming à Hanoï, construite par les Français comme l’attestent quelques vestiges d’architecture coloniale (et en particulier une amusante horloge, qu’on croirait de la gare de Cahors, comme le fera remarquer Claude Mouchard, ce qui permettra aussi de souligner la dimension humoristique du poète et cinéaste Yu Jian). La structure du film repose sur la voie ferrée, voie qui devient le prétexte de tout le reste, là encore sans logique linéaire, à partir d’histoires enchevêtrées, petites et grandes, avec beaucoup de plans fixes et un montage de nature poétique. 
L’on prend alors conscience de l’unité de vue avec les poèmes, même multiplication des images, avec ou sans lien et même développement de logiques parallèles, dans une méditation sur la géographie et l’histoire et une implication du lecteur/spectateur : « qui êtes-vous qui venez nous regarder ? » semblent dire maints protagonistes du film... 
 
reportage et photos ©florence trocmé 
 
photos, de haut en bas :  Michel Deguy et Claude Mouchard • Li Jinjia • de gauche à droite, Li Jinjia, Yinde Zhang et Claude Mouchard • Sebastian Veg • projection du film "Gare Turquoise" de Yu Jian 


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LES COMMENTAIRES (1)

Par Po
posté le 25 mars à 00:46
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Il y a une petite erreur sur les deux articles en question à l'avant dernier paragraphe, "l'âge du cinéma amateur..." et "maintenant que nous avons..." ont été écrits par le cinéaste Jia Zhangke, non par Yu Jian (S. Veg les a traduits pour Perspectives Chinoises).

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