I. Adieu à la page
Adieu à la page. Et sans façons. À la page confidente. À la page adversaire. Interlocutrice ou véhicule. Adieu. La Poésie s’en est extraite, enfin. Malade et chancelante encore, peut-être, de l’effort fait pour se hisser de ce bourbier, de ce piège-miroir. Sans regret.
La Poésie, oui, toute frêle, à la lisière de l’asphyxie, à deux doigts de l’agonie, toute à son auto-délectation, ne sentait pas même l’engourdissement la saisir, au plus profond de cette page, là où l’avaient menée sa phobie du lecteur, sa soif, aussi, parfois, d’absolu.
La page virait ainsi au blanc. S’assoupissait dans sa pâleur. Trop égocentrique elle-même, vorace et fuyante, pour réagir à cet abandon. Les derniers heurts contre ce mur – le cri-charnière d’Artaud – ont résonné dès lors comme un coup de tonnerre. Décisif. Définitif. La page en tant que support du poème, avait vécu.
Ce cri, cependant, s’il fut de déchirement, le noir total face au blanc absolu et muet, fut aussi, nul doute, un cri de libération. Centripète. Jeté à la face des autres. À leur attention.
Le poème, donc, fait sa rentrée au monde. Matière redevenue potentiellement libre et vive. Prêt, y aspirant, à se cogner, à se frotter, quitte à y perdre plumes et sang, ou à les acquérir, à ces réalités neuves que sont hors lui ces désormais dimensions autres où il est appelé à se mouvoir, l’espace et le temps. Prêt à aborder un public, aussi, non plus fui mais recherché, sollicité.
Le poème, oui, réintègre la Société. Plus justement, modestement, s’y évertue.
Bernard Heidsieck, in Partition V, Le Bleu du Ciel, 2001
Bernard Heidsieck
« Notes sur les poèmes-partitions h1 et h2 »
ou le « Quatrième Plan », versions I et II
(juin-octobre 1963)