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Le livre du jour - Le Roi de l’opium, de William T. Vollmann

Par Benard

Asie Mineure

Tirées du monumentalRising Up and Rising Down, essai chronique sur la violence contemporaine dont avait été extrait en 2009 le précieuxLivre des violences, les enquêtes qui constituentLe Roi de l'opiummettent en scène le reporterVollmannsur son terrain de prédilection : l'Asie du Sud Est, la prostitution, les guerres fantômes. Le graphomane américain s'y fait l'égal d'un Burton ou d'unAlbert Londresen mode mineur et confirme son génie de l'observation, son audace et ses qualités d'écoute.

Il y aura pendant très longtemps encore des débats (d'experts) sur les qualités et les défauts deWilliam Vollmann. On ne peut pas demander à un type qui écrit autant (mille pages à l'année au bas mot) d'être toujours à son meilleur. L'homme défoncerait parfois des portes ouvertes et ferait se côtoyer des théories virevoltantes d'esprit et des raccourcis historiques d'une extrême naïveté. Certains le trouvent plombant, toc et assez mauvais écrivain.Rising Up and Rising Downest à cet égard le livre de Vollmann (en est-ce un ?) qui concentre sur sa seule physionomie toutes les contradictions du personnage : l'entreprise est monumentale (4000 pages), un tour du monde de la violence humaine qui n'a pas d'équivalent dans la littérature mondiale de tous les temps, un mélange étrange et souvent déconcertant de conceptualisation (le calcul moral) et d'enquêtes à caractère journalistique, un ou deux sauvetages de « victimes » et quelques actes de bravoure qui font que même ses plus féroces détracteurs n'osent pas aller trop loin dans le déboulonnage du Vollmann grand reporter.

Le Roi de l'opiumest un formidable cadeau éditorial. On ne remerciera jamais assez l'éditeur Tristram de nous offrir cette traduction dont même la version américaine (sortie en 2003 dans un coffret de 20 kilos) est aujourd'hui difficile à trouver. L'ouvrage d'un peu moins de 400 pages reprend sept enquêtes et articles, écrits par Vollmann entre 1991 et 2000, et qui traitent plus particulièrement de l'Asie du Sud Est. Certains de ses articles ont été publiés dans des magazines américains, d'autres non. Ceux qui suivent Vollmann depuis ses débuts savent que cette partie du monde, où il passa plus de dix ans, est l'un de ses terrains d'écriture favori. Ils seront sûrement déçus de ne pas retrouver ici le charme et la poésie desNuits du papillon, l'ouvrage qui l'avait fait connaître en France. Vollmann, comme toujours, est pleinement à son projet et, s'il use de ses techniques habituelles (j'y suis, je n'y reste pas, je m'engage au cœur des choses, je paie, j'entends et j'attends), est volontairement cantonné à son rôle de reporter : discret, en retrait, littérairement peu actif.

Au cœur des ténèbres
Dans le premier article du recueil, “Les Crânes sur les étagères”, Vollmann se met en tête de comprendre le Cambodge de Pol Pot et entreprend de pénétrer en territoire khmer pour interviewer Pol Pot. A la manière deConrad, l'histoire de son interview (on ne dira pas s'il y arrive ou pas) se pose comme un long voyage à la lisière de la jungle où les diables khmers se défilent sans arrêt. Vollmann tape à de nombreuses portes et recueille les confidences de témoins directs ou indirects sur le génocide intervenu alors il y a une vingtaine d'années. L'article est fascinant par sa capacité à lambiner et à s'attarder auprès d'acteurs mineurs qui offrent de l'histoire une version beaucoup plus balancée que ce qu'on nous enseigne à l'école. Méchants khmers ? Gentils khmers ? On ne sait plus très bien ce qu'il faut en penser tant Vollmann réussit à nous mettre du côté de ceux qui ont vécu l'histoire de près. Le temps a passé. Les horreurs ont à peine pâli que les gens (normaux, modestes) les ont déjà recouvertes par plusieurs couches de demies vérités et vrais mensonges. Vollmann traîne sa confusion de pays en pays, offrant en guise d'explication une parole désossée, en langue franche et de manière sous-jacente, quelques cas pratiques pour l'exercice du calcul moral.

Dans “Je m'intéresse tout particulièrement aux jeunes filles”, Vollmann et son photographe plongent dans l'univers de la prostitution thaï. Ils entreprennent, d'une manière rocambolesque et un peu théâtrale, de rendre sa liberté à une jeune prostituée qui n'y avait pas vraiment pensé avant. Sur cet article, on retrouve le Vollmann qu'on connaissait il y a 15 ans, la sensualité et le trouble en moins. Là encore, la balade est agréable, même si elle ne nous apprend pas grand-chose de plus que les dizaines de reportages intervenus sur le sujet depuis. Vollmann y flatte, profil bas, son côté cow-boy et oppose à un mouvement historique une sorte de geste éthique qu'on ne peut que respecter, tout en le trouvant bizarre. Etrangement, et alors qu'on a toujours adoré suivre la piste asiatique de l'écrivain, on se prend à préférer à ces articles du cru, les séquences où Vollmann revient au bercail. “Glandouiller” suit les gangs asiatiques à Stockton, “la dernière génération” les bandes cambodgiennes à Long Island. Ce sont les deux articles les plus précieux du recueil par leur intensité et l'implication toute particulière de l'auteur. Vollmann y a le regard plus vif, peut-être parce qu'il est l'un des premiers à y regarder de plus près. Comme tout bon reporter, il semble plus à l'aise lorsqu'il est vraiment en terre étrangère et ne se fixe pas de véritable but. Sa parole est plus légère et on voit un peu mieux où il ne veut pas en venir.

Le Roi de l'Opium(qui fait également un détour fort intéressant au Japon) est un ouvrage obsédant et un exercice journalistique comme on n'en fait plus beaucoup. Les différents articles n'ont pas la même puissance mais se lisent comme les différentes faces d'une même exploration : au cœur des hommes, au cœur des ténèbres qui les constituent, du brouillard qui leur permet de continuer à vivre partout et tout le temps. Plus que pour leur portée historique, documentaire ou leur style, c'est pour le regard flottant et toujours compréhensif que Vollmann porte sur ses semblables qu'il faut s'y attarder. Comme Vollmann rémunère ses témoins, il semble qu'on soit condamné à le payer pour nous rendre plus humain et se placer ainsi à l'écoute de ce qui nous reste, dans la misère, de beauté et de grandeur.

William Vollmann,Le Roi de l'Opium, Tristram, 2011.

Benjamin Berton

Source : http://livres.fluctuat.net/william-vollmann/livres/le-roi-de-l-opium-et-autres-enquetes-en-asie/12454-chronique-Asie-Mineure.html


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