Quand j’ai découvert le travail de Michelangelo Penso, celle de ses œuvres qui m’a le plus frappé, devant laquelle je suis resté immobile, émerveillé, pensif, était un ensemble de feuilles détachées d’un vieux livre illustré, feuilles sur lesquelles des formes blanches énigmatiques avaient été dessinées; chaque feuille avait été collée sur un petit carnet en moleskine, le même que celui que nous avons dans nos poches pour y griffonner nos impressions, de voyage ou de visite. Le livre original ainsi démembré était, ai-je appris, un atlas, ou plutôt un dictionnaire géographique datant de 1907, qui avait été relié par le grand-père de l’artiste. Est-ce à cause de ma fascination pour ce type de livres, j’ai en tout cas voulu en savoir plus, me laisser d’abord prendre par l’histoire mémorielle qui affleurait là, avant de revenir à l’œuvre sous mes yeux. Un aïeul de Michelangelo Penso, qui, déjà, était un homme des livres, quitta l’aride Palestine de ses ancêtres pour venir s’établir en Sicile ; le grand-père de Penso, Michele, lui aussi relieur, rompit avec sa famille et partit avec son amoureuse, quittant la Sicile pour le Nord de l’Italie. Leur errance nomade s’interrompit, avec la naissance d’un enfant à Ceneda (ville dont la synagogue du XVIIème siècle fut transplantée en Israël en 1965 , voyage inverse des aïeux de Michelangelo, retour aux sources) et Michele Penso devint relieur à Venise. Pendant les persécutions raciales sous le fascisme, il fut déporté, sa boutique saccagée, les livres dispersés ou détruits pour la plupart. Mais le jeune Michelangelo en retrouva plus tard quelques-uns, dont celui-ci. Prendre ainsi comme base de son travail ce vestige survivant de l’histoire de sa famille fut sans doute, pour Michelangelo Penso, un acte d’exploration mémorielle, une recherche rétrospective de sa propre identité familiale, intellectuelle et communautaire, un hommage à la culture dont il était issu, un ancrage. En même temps, ce livre était un livre de voyages rêvés, une ouverture sur le vaste monde, et sa reliure, la trace concrète de l’existence d’un homme, l’aboutissement du périple nomade de cet homme errant, rejeton d’une famille errante, membre d’un peuple errant (même la synagogue a nomadisé). L’ancrage en résultant ne pouvait être qu’instable, que dynamique. C’est sans doute à l’histoire mémorielle incarnée dans l’œuvre que je fus d’abord sensible, et à son éclatement sur chacune des pages, chacun des carnets (qui ont pour titre les coordonnées géographiques du monument représenté sur la photographie illustrant chaque page), défaisant ainsi l’œuvre de reliure, de rassemblement du grand-père, la démultipliant. Et il n’est sans doute pas indifférent que ce travail fut d’abord montré à Gibellina, ville sicilienne détruite par un tremblement de terre et reconstruite dix-huit kilomètres plus loin, elle aussi lieu d’un déplacement de mémoire.
Mais ce n’est bien sûr pas tout : chaque page est ornée d’un dessin blanc, léger, fluide, où l’œil tente de reconnaître des formes de lanières, d’étuis, de tubes, d’organes. Ce sont, selon les pages, des micro-organismes, des schémas de chaînes génomiques, des molécules complexes, des composants biologiques élémentaires, en un mot des images scientifiques, des représentations de la matière, inerte ou vivante, des visions de l’infiniment petit, qui se trouvent ici à échelle égale avec les monuments européens référencés dans ces pages. À la géographie répond la biologie, au visible et lisible se superpose le non-visible à l’œil nu, à la carte du voyage imaginaire correspond la figuration d’un réel dilaté, agrandi. Et ce travail conjuguant histoire et science, mémoire et modernité, me semble emblématique de la démarche de Michelangelo Penso, au confluent des deux fleuves qui irriguent son œuvre, à l’acmé de sa réflexion et de sa pratique.
Car Penso fut d’abord (et est toujours) un homme de mémoire. Certaines de ses pièces plus anciennes sont des ombres, des traces, des empreintes d’images antiques , l’image parfois s’y dédouble, plus ou moins floue, se répétant, se multipliant comme des médailles dans un cabinet, s’élucidant dans une brume dissimulatrice, se révélant - au double sens du terme, religieux et photographique -, affleurant à la surface de la réalité, comme une véronique ou un suaire, comme un noyé entre deux eaux. Et dans cette trame graineuse apparaissent parfois des signes d’une modernité belliqueuse, masques à gaz, combinaisons NRBC ou uniformes inquiétants. Ces images sont évanescentes, à la lisière de l’effacement, et Penso, d’année en année, les rend plus invisibles encore, efface à demi leurs traits, les recouvre de craquelures, de bulles, les masque sous du plexiglas, les teinte d’un bleu fantomatique. Toutes ces décrépitudes de l’image, toutes ces perturbations de la représentation, ne sont que des tentatives de retrouver la mémoire, non point la mémoire historienne, exacte et pointilleuse, mais le souvenir, la perception incertaine de lieux à peine aperçus, de moments à peine vécus, d’êtres à peine connus. Ainsi, les images de la zone industrielle de Marghera, de ses usines désaffectées, de sa gare à l’abandon, ont une texture qui semble elle-même délabrée : c’est le support même qui, mieux que l’image, traduit la décrépitude, ce sont ces incertitudes mêmes de la représentation qui activent la réminiscence visuelle, mais aussi tactile, haptique, voire olfactive.
Et c’est là que la dimension scientifique du travail de Michelangelo Penso apparaît, deuxième pilier de son œuvre, qui s’enlace autour du premier d’une manière quasi magique. La fusion de l’art et de la technique, quelque peu délaissée depuis l’antiquité pour cause de rationalisme, peut se réactiver aujourd’hui dans une configuration où l’art serait logique et rationnel, où la science serait imaginative et intuitive, où se conjugueraient déterminisme et créativité. Au fil de nombreuses expérimentations, Michelangelo Penso a exploré mathématiques, chimie et biologie, sciences de l’esprit, de l’inerte et du vivant, naviguant entre la beauté abstraite des fractales, la poésie intrinsèque de la matière, et l’essence génétique de la vie même. Il a effleuré la beauté mathématique, tant celle des raisonnements, des démonstrations que celle des formes (comme ces sculptures d’équation que Poincaré conçut et que Man Ray, puis Sugimoto photographièrent). Il s’est fait démiurge pour inventer une nouvelle matière sculpturale, pulvérulente mais dure, blanche puis colorée. Il a exploré les circuits génétiques, l’ADN et les micro-organismes, les mystères de la création de la vie, les profondeurs du non-
visible. Il a montré ce qui n’a pas encore de forme, ce qui est surréel et méconnaissable, ce qui n’est que perception aux limites du monde connu. Alchimiste, il est un peu sorcier ; expérimentateur, il est plus diabolique et audacieux qu’hypothético-déductif, nous faisant souvenir que le premier sens du mot ‘expériment’ en français est sortilège, enchantement , et c’est en effet en sorcier qu’il travaille, qu’il expérimente, qu’il tente de maîtriser la matière. Mais, chez Michelangelo Penso, le travail d’inspiration scientifique n’est jamais froid, distancié, dénué de poésie, et le travail de mémoire ne se déroule jamais sans une coloration scientifique ; les deux courants se mêlent comme les deux branches de l’Amazone, dont, bien des miles après leur confluent, on distingue encore la couleur marron de l’une ou ocre-jaune de l’autre, dominant alternativement. C’est ainsi que les feuilles déreliées de l’atlas de son grand-père étaient couvertes de dessins biologiques, c’est ainsi que ses dernières œuvres, les Orbites, sculptures faites de sangles industrielles récupérées à Marghera, sont comme le point d’orgue de cette démarche, formes pures et évocatrices, fusion de couleurs dans une esthétique nouvelle.Ce texte a été écrit pour le catalogue (en italien et en anglais) de l’exposition “circuito genetico RSBP” de Michelangelo Penso au Palazzo Fortuny à Venise (jusqu’au 8 mai), exposition sur laquelle je reviendrai dans quelques jours.