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Le Visage vert, n° 17.

Par Eric Bonnargent
Aux frontières du réel
Éric Bonnargent

Le Visage vert, n° 17.

Francisco Goya, Le Sabbat

Parmi les nombreuses revues littéraires françaises, il en existe une bien singulière : Le Visage Vert. Créée en 1995, le dix-septième numéro est paru en octobre dernier. Singulière, elle l’est déjà comme objet. D’un agréable format de 17 sur 24 centimètres, cette revue, dont la couverture, couleur vieux bronze, imite la topographie des vieilles affiches de spectacle des années 1900, est tout d’abord très belle. Le volume est soigné, presque luxueux, très joliment et très pertinemment illustré.La seconde singularité du Visage Vert tient à son contenu. Il s’agit certes d’une revue qui publie de la littérature fantastique et d’épouvante, mais elle est très fortement attachée à la beauté de la langue. Les textes publiés sont soigneusement choisis et présentés. Chacun d’eux est accompagné d’une notice biographique, d’une présentation et, pour les plus anciens, d’une contextualisation de l’œuvre. S’il publie des textes contemporains, Le Visage Vert publie en effet de nombreuses nouvelles du début du XXe siècle, mais aussi du XIXe siècle, l’âge d’or de la littérature fantastique.
L’équipe de la revue est constituée d’archéologues littéraires, notamment de Norbert Gaulard, qui, pour ce numéro, a retrouvé une petite merveille, « La Fleur-Serpent », écrite par Judith Gautier, la fille de l’auteur de La Morte amoureuse. Imprégné d’orientalisme, cette nouvelle est un hommage à son père et à Edgar Poe qu’elle avait traduit. Un autre texte du XIXe a été exhumé à l’occasion de ce dix-septième numéro, « L’Alkekenge », un inquiétant récit du Franco-suisse Jean des Roches, construit autour des superstitions liées à la plante éponyme.La littérature contemporaine est représentée par Romain Verger, Rhys Hugues, Jessica Amanda Salomonson et l’étonnant Christián Vila Riquelme, soit par un Français, un Gallois, une Américaine et un Chilien, ce qui dénote une fois de plus l’éclectisme du Visage Vert. Romain Verger, que les lecteurs de “Bartleby les yeux ouverts” connaissaient bien, est l’auteur de trois romans publiés chez Quidam dont le dernier, Forêts Noires, fournit ici deux extraits autonomes, « Vlad » et « Aux champignons ». Le troisième récit, « Sylvia », obligera les propriétaires de chats à regarder leurs animaux domestiques d’un tout autre œil… Jessica Amanda Salmonson réécrit une vieille légende de la région de Coos Bay, dans l’Oregon, selon laquelle les personnes qui disparaissent en mer ne meurent pas, mais se transforment en phoques. Rhys Hugues raconte avec humour les mésaventures du jeune Florian auquel le dieu Hypnos a attribué le don de faire apparaître tous les mets dont il rêve. L’univers le plus fascinant est sans doute celui de Christián Vila Riquelme dont les obsessions aquatiques se traduisent par l’étrange dialogue entre un homme et un nautile (« Nautilus ») et par le récit du retour d’un homme dans son village où, bien des années auparavant, sa sœur s’est suicidée en se précipitant dans la mer du haut des falaises qui la surplombent (« Retour »).En ce qui concerne la littérature du début du XXe siècle, le lecteur prendra plaisir, en guise de mise en bouche, à faire connaissance avec Paul Frank, un écrivain autrichien dont les personnages, un caricaturiste et un comte ruiné devenu serveur dans un grand restaurant, sont victimes d’affreuses hallucinations. Le plus intéressant de la littérature de cette époque est l’objet du dossier placé sous la responsabilité de Michel Meurger, « Présences cachées ». Les trois nouvelles ici réunies, « La Corne d’épouvante » et « Skule Skerry » des Anglais Edward Fredric Benson et John Buchan (l’auteur des Trente-neuf marches adaptées par Hitchcock au cinéma) et « La Pierre qui fume » de l’Autrichien Paul Busson sont tout simplement des chefs-d’œuvre du genre qui confrontent des hommes à des créatures à mi-chemin entre l’humain et la bête dans des régions écartées et sauvages. « La Corne d’épouvante » donnera inévitablement aux lecteurs des frissons de frayeur. Il s’agit du récit de la terrifiante rencontre du narrateur avec des créatures apparentées au Yéti, à moins qu’il ne s’agisse de Néandertaliens ayant survécus, cachés, telle la créature de Frankenstein, dans les glaciers alpins. Avec « Skule Skerry », le lecteur est transporté sur un îlot au large de l’Islande où, selon les légendes locales, des goules venues du fond des mers prennent forme humaine pour venir se repaître des imprudents. « La Pierre qui fume » est un récit un peu à part qui mettre un voyageur aux prises avec des villageois farouches qui tentent de protéger des vieux secrets remontant au Moyen Âge…, une époque où les sommets étaient encore enchantés et où d’antiques Sylvains se protégeaient des ignares qui les confondaient avec le Diable. Ces trois nouvelles sont suivies d’un passionnant essai de Michel Meurger sur ces créatures proto-humaines et leur place dans l’histoire de la littérature.
Ce numéro 17 du Visage Vert est à se procurer d’urgence car il est d’une exceptionnelle qualité. Les récits ici réunis nous font ressentir cette inquiétante étrangeté dont parlait Freud au contact d’une nature inquiétante (fleurs tueuses, plantes maudites, forêts malsaines, animaux ambigus) peuplée d’êtres qui remettent en cause la frontière entre l’humain et l’inhumain.
Le Visage vert, n° 17.

Le Visage Vert, n° 17. Éditions Zulma. 20 €

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