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Excelsa voce : Chants des Trois Évêchés par la Scola Metensis

Publié le 15 mars 2011 par Jeanchristophepucek

 

sacramentaire charles le chauve bnf manuscrit latin 1141 fo

École du Palais de Charles le Chauve,
Allégorie de la royauté de droit divin
, c.869-870.

Enluminure sur parchemin,
Sacramentaire de Charles le Chauve,
Manuscrit Latin 1141,
fol. 2v, Paris, Bibliothèque nationale de France.

 

Si le chant grégorien demeure, dans l’esprit du grand public, l’expression la plus parfaite de la musique religieuse du Moyen Âge, l’image qu’il en a reste souvent tributaire de l’esthétique ayant présidé, au XIXe siècle, à sa redécouverte et à sa sauvegarde par les bénédictins de l’abbaye de Solesmes. La Scola Metensis, émanation du Centre d’Études Grégoriennes de Metz, s’est fait une spécialité de l’étude et de l’interprétation de ce répertoire qu’il promeut depuis 1976 avec rigueur et courage. À l’occasion de son deuxième disque, que vient de publier Ligia Digital, l’ensemble élargit le champ temporel de ses investigations pour nous offrir un très beau voyage au son des Chants des Trois Évêchés.

 

Le 15 janvier 1552, le roi Henri II, soucieux de ne pas voir son royaume de France menacé par les Habsbourg, fut autorisé à s’emparer de Metz, Toul et Verdun par le traité de Chambord signé, contre promesses de subsides et ouverture d’un second front aux Pays-Bas, avec les princes protestants allemands contre Charles Quint. Au printemps, ces villes qui formaient alors les Trois Évêchés se soumettaient, mettant fin à une indépendance de presque 600 ans, dont l'origine remontait au partage de la Lotharingie en deux entités distinctes par le duc-archevêque Brunon, en 959.

Cum audisset laon 239
Des trois cités, Metz est sans doute celle dont le rayonnement artistique a été le plus indiscutable, particulièrement dans le domaine musical. Les recherches menées depuis une cinquantaine d’années ont prouvé que le chant dit grégorien y est né et s’y est développé durant une période dont on peut fixer les bornes chronologiques entre approximativement 750 et 850. Pour résumer à grands traits, la naissance de ce répertoire procède de la volonté politique des empereurs carolingiens, qui se faisaient sacrer par le pape depuis 754, d’aligner la célébration de la messe dans l’Empire franc sur celle de Rome. À une époque où, rappelons-le, la notation musicale n’existe pas, les premiers neumes (voir, ci-dessus, un exemple dans le Manuscrit 239 de la Bibliothèque municipale de Laon) n’apparaissant pas avant le milieu du IXe siècle, l’éducation des chantres se fait exclusivement oralement et la greffe du chant romain sur une souche franque va donc tout naturellement aboutir à une hybridation entre deux pratiques vivaces : c’est le chant « grégorien », désigné dans les sources contemporaines comme cantilena metensis (chant messin), qu’il serait plus juste de nommer chant romano-franc. Soutenu par la ferme volonté de Charlemagne qui impose, dans un capitulaire de 805, à tous les chantres de venir se former à Metz, ce répertoire va se diffuser très largement dans l’Empire et supplanter progressivement les formes locales.

rota leon ix
Outre qu’il présente des pièces gallo-franques, témoins extrêmement rares de la musique d’avant la réforme « grégorienne » (Cum audisset, par exemple), ce programme permet de suivre la fortune de l’esthétique romano-franque au travers d’œuvres conservées dans des sources anciennes ou plus récentes (du Xe au XIVe siècle), mais également de prendre conscience de l’extraordinaire vitalité et de la riche inventivité de la Lorraine médiévale dans le domaine de la musique. Ainsi, après les pièces messines qui ouvrent le disque, et avant celles, dont cet enregistrement présente un choix des plus inhabituelles, préservées dans le missel de l’abbaye Saint-Vanne de Verdun qui le closent, les œuvres attribuées à Brunon (1002-1054), évêque de Toul qui deviendra pape sous le nom de Léon IX en 1048 et sera l’instigateur d’une réforme qui, comme le chant du même nom, sera improprement dénommée « grégorienne », dénotent une prise de distance vis-à-vis du modèle messin par une austérité un peu moindre et une exigence de virtuosité plus perceptible.

 

Les nombreuses difficultés de restitution induites par l’ancienneté des répertoires abordés dans ce disque nécessitent des interprètes qui sachent faire montre d’autant de rigueur que de liberté. La Scola Metensis (photographie ci-dessous), en s’appuyant sur ces qualités et bien d’autres, parvient à faire des Chants des Trois Évêchés autre chose qu’un parcours documentaire ou muséal, une véritable expérience musicale pleine de vie et d’émotion qui conjugue parfaitement érudition et plaisir. Les voix composant cet ensemble mixte sont souples, bien timbrées, et il faut rendre grâce à Marie-Reine Demollière, qui les dirige, de ne surtout pas avoir cherché à les fondre en une pâte uniforme mais d’avoir réussi à préserver l’individualité de chacune tout en ne retranchant rien à la cohérence et à la plasticité globale de la ligne de chant. Cette dernière demeure, tout au long du programme, très juste et maîtrisée, y compris dans les interventions solistes parfois périlleuses, comme dans l’envoûtant Angelis suis, qui émaillent quelques-unes des œuvres proposées.

scola metensis
La franchise et l’ampleur de l’approche de la Scola Metensis, que l’on sent longuement et intensément mûrie, démontre à quel point l’ensemble a compris que les louanges divines se chantent excelsa voce (à haute voix) et permet de mesurer les progrès accomplis, en termes d’épanouissement vocal, depuis son beau premier enregistrement (Quand le chant grégorien s’appelait chant messin, Ligia Digital, 2003). Les pièces sont interprétées avec beaucoup de transparence, et une très habile combinaison entre un tactus assez large qui leur confère une allure hiératique et une tension expressive qui les dynamise de l’intérieur. Cette association, aussi pertinente que réussie, outre qu’elle atteste l’intelligence de la démarche scientifique et esthétique de Marie-Reine Demollière et de ses chantres, produit une sensation tout à fait fascinante où se mêlent hauteur et proximité, sentiment qui se mue en un enchantement propre à happer l’auditeur pour le conduire au travers des volutes flamboyantes de telle vocalise ou lui faire goûter des saveurs modales enivrantes et  rares. Signalons, pour finir, que ce remarquable travail est servi par une prise de son équilibrée qui ne noie pas les voix dans un excès de réverbération et accompagné de notes informatives tout en restant accessibles.

incontournable passee des arts
Je vous recommande chaleureusement ces Chants des Trois Évêchés que nous propose la Scola Metensis, une réalisation, à mes yeux, incontournable par la rareté des pièces qui la constituent et la qualité du travail mené pour les offrir dans des conditions optimales à l’auditeur d’aujourd’hui. Puisse l’ensemble messin, actuellement un des meilleurs serviteurs des territoires les plus anciens et, conséquemment, les moins fréquentés du répertoire médiéval, continuer à nous convier encore longtemps à d’aussi passionnants voyages.

 

chant des trois eveches scola metensis marie reine demollie
Chants des Trois Évêchés, chants sacrés de la Lorraine médiévale

 

Scola Metensis
Marie-Reine Demollière, chant & direction

 

1 CD [durée totale : 65’46”] Ligia Digital Lidi 0202224-11. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Attribué à Léon X (1002-1054), Gloria in excelsis, Hymne
(Tropaire-Prosaire, Metz, ms. 452 & Fragments d’Einsiedeln, ms. 366)

2. Cum audisset, Graduel
(Graduel, Laon, ms. 239)

3. Ave mundi spes Maria, Séquence mariale
(Missel de Saint-Vanne, Verdun, ms. 759)

 

Illustrations complémentaires :

Rota du Pape Léon IX (1002-1054) sur un privilège en date du 11 octobre 1051. Parchemin, Bibliothèque apostolique vaticane.

Cum audisset, manuscrit 239, fol. 88 (Xe siècle). Parchemin, Laon, Bibliothèque municipale. Ce manuscrit est consultable en suivant ce lien.

La photographie de la Scola Metensis est de Tremeur Arbor, utilisée avec autorisation.


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