«Sauvegarder sa liberté, réserver par dessus tout son droit de critique et de contrôle, tel est en effet le premier devoir d’un républicain. Ce droit, la République ne saurait l’interdire à personne, elle demande, au contraire à tous de l’exercer, et s’efforce d’en fournir les moyens à tous. Bien loin qu’elle redoute la réflexion des individus, elle l’appelle et le provoque. En ce sens, il est permis de dire qu’une République tient cette gageure, d’essayer de gouverner sans religion. On connaît assez — Pascal les a classés magistralement — les prestiges de diverses natures dont les gouvernements se servent pour en imposer à leurs sujets, les amener à fermer les yeux, à baisser la tête, à ouvrir la bouche. La République refuse d’employer ces prestiges. Pour durer, elle n’entend être consacrée que par les libres raisons des citoyens. Et elle se déclare prête aux transformations que ces raisons concertées pourront exiger d’elle.
À un pareil régime il est clair qu’on ne saurait demander la beauté tranquille et majestueuse dont s’enorgueillissent, pendant le temps qu’ils durent, les régimes autoritaires. Le repos, disait un jour Clémenceau, est une idée monarchique. Un peuple démocratique est en effet comme un peuple qui a perdu le sommeil. Il n’a plus d’autres traditions que de ne se reposer sur aucune tradition. Il ne cesse de se retourner sur sa couche pour trouver une position meilleure. Tous les matins il recommence à protester, à interpeller, à revendiquer. Il n’est pas étonnant que nombre d’esprits soient étourdis par ce tumulte, aveuglés par cette poussière. Mais il faut les plaindre, s’ils ne savent pas se donner assez de recul pour apercevoir les grandes lignes, ou plutôt le grand mouvement du régime. Si ce n’est plus la beauté de la montagne immobile, c’est celle du torrent bondissant.
Au surplus, ces énergies se canalisent, cette agitation aboutit à des lois. Et si elles sont provisoires elles-mêmes, elles n’en sont pas moins respectables. Au contraire. C’est encore une survivance du temps où l’humanité était religieuse en politique, cette répugnance à s’incliner devant ce qui ne se présente pas comme éternel. […] Pour qui possède le sens du progrès, ces lois d’argile ont plus de majesté, à vrai dire, que les vieilles lois de fer ou d’airain : dans leur forme tourmentée, incessamment retouchée, on reconnaît les tâtonnements fiévreux d’une humanité noblement inquiète.»
Extrait de Célestin Bouglé, « Qu’est-ce qu’un républicain ? », in Revue politique et littéraire, 1906, n°1, p. 61