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Aux racines de l’antisémitisme français

Par Copeau @Contrepoints

Grégoire Kauffmann, Édouard Drumont, Éditions Perrin, 562 pages.

L’antisémitisme, nous enseigne Pierre-André Taguieff, n’est pas à confondre avec l’antijudaïsme, les deux étant des instanciations de la judéophobie apparues à des ères différentes, et possédant des caractéristiques différentes. Toutefois, l’apparition du plus récent n’a été possible que sur le terreau laissé par son prédécesseur. A l’origine de cette mutation en France, il y a un homme : Edouard Drumont, dont l’historien Grégoire Kauffmann nous propose de retracer la vie pour le moins mouvementée. A l’origine de l’antisémitisme français, il y a un homme : Edouard Drumont.

Aux racines de l’antisémitisme français
Drumont, né en 1844 à Paris, descend d’une famille modeste du Nord de la France. Son parcours scolaire est sans éclat, et son père, fonctionnaire à l’Hôtel de Ville de Paris, lui donne une éducation plus républicaine que catholique. C’est quand Drumont a 17 ans qu’advient le drame qui marquera le futur journaliste : son père, au souvenir duquel Drumont restera très attaché, est interné à l’asile de Charenton. Le déclassement de sa famille et l’impératif de trouver une source de revenus le poussent à entrer lui aussi à l’Hôtel de Ville à un poste subalterne qu’il quittera bien vite. Il se sépare alors de sa mère et de sa sœur aînée [1] et vit d’abord d’expédients, puis de sa plume, devenant critique d’art dans quelques journaux.

La rencontre d’Henri Lasserre lui ouvre les portes de la presse catholique, où il s’imprègne de l’antijudaïsme qui est alors celui de l’Eglise. Et déjà, il trouve le moyen d’être impliqué dans une sombre affaire de chantage, se brouillant avec ses appuis. Bref intermède, durant la guerre de 1870, il sert dans la garde nationale à Paris. Les épreuves qu’il traversera dans Paris assiégé compteront sans doute beaucoup dans sa vision des choses [2].

“Forçat de la chronique” comme le qualifie Kauffmann, il s’essaie au théâtre et au roman, sans le moindre succès. Il publie toutefois “Mon vieux Paris”, oeuvre de nostalgie saluée par la critique. Il noue alors des relations avec le milieu littéraire, notamment avec les Daudet. Défenseur du catholicisme pour son utilité sociale, c’est sa rencontre avec le Père Du Lac [3] en 1879 qui amènera sa “conversion” à un catholicisme pratiquant et presque mystique. C’est l’année suivante qu’il décide d’écrire un ouvrage sur les Juifs.

Pourquoi les Juifs ? Drumont en a certes croisé – et jalousé – quelques-uns lors de sa scolarité à Charlemagne, puis lors de ses débuts de journaliste. Il assimile leur présence croissante à Paris, due à l’immigration, au mouvement de modernisation de la ville, mouvement qu’il redoute et abhorre. Il a été imprégné des années durant des préjugés de son milieu, les journalistes catholiques, à l’égard de ceux qui sont encore présentés comme “peuple déicide”. Mais surtout, cet esprit anxieux a besoin d’une explication unique, totalisante à ses angoisses, à son ressentiment, explication qui l’absout de toute responsabilité, et qui passe donc par une entité invisible, infiltrée partout, à la fois foncièrement différente et indistinguable du quidam… Pas la peine de chercher plus loin : les Juifs ont toujours fait une cible rêvée pour de tels délires qui séduisent les déclassés.

“Je n’ai été que l’instrument de Dieu”, voilà ce que Drumont écrira au sujet de la rédaction de son pamphlet-fleuve [4], La France Juive. Véritable compilation de ragots et de soupçons en tous genres, ce livre, paru en 1886, sera l’un des plus grands succès d’édition de la fin du XIXème siècle, assurant à l’auteur un confort matériel certain. Succès évidemment dans les milieux catholiques [5], auxquels Drumont se rattache désormais, et qui y voient une occasion de reprendre l’offensive face à l’anticléricalisme. Succès aussi dans une certaine frange de la gauche socialiste et anarchiste, séduite par le côté anticapitaliste de l’antisémitisme et par la gouaille que Drumont tient de sa période d’errance dans les bas-fonds de Paris.

Naturellement, les “opportunistes” [6], les modérés, y furent très hostiles, Drumont les accusant d’avoir été les complices actifs ou passifs des Juifs. Les opposants à Drumont lui reprochent de diviser les Français au profit de l’Allemagne, d’importer une doctrine germanique, d’être pour le moins approximatif, incohérent, de faire dans l’obsessionnel et la démesure… Mais le front est fort désuni, et les radicaux autour de Clemenceau rejoignent volontiers les socialistes.

L’antisémitisme essaime, mais ne constitue pas une force politique pour autant : la ligue nationale antisémitique que Drumont lance sera un échec. Le danger du moment pour la République, c’est le boulangisme. Le général Boulanger est lui-même opposé aux thèses antisémites, mais au fur et à mesure que son mouvement se délitera, nombre de ses fidèles chercheront un second souffle politique dans ce qui était encore appelé à l’époque le drumontisme. Leur fusion aboutira à faire naître, à terme, le nationalisme à la française.

L’auteur de La France Juive utilisera dans ses livres suivants les mêmes recettes : rechercher l’outrance et la provocation pour faire parler de lui, et mépriser la vérité dès qu’elle contredit ses partis pris. Ce style lui vaudra bien des remontrances dans les milieux catholiques, habitués à plus de courtoisie. Le père Du Lac, notamment, commence à s’éloigner de la créature qu’il a contribué à créer, sans jamais lui reprocher ses attaques contre les Juifs [7]. Dans le même temps, Drumont va tenter de faire du pied à ses soutiens socialistes ; Jules Guesde, notamment, n’y sera pas insensible.

Ses livres lui donnent les fonds nécessaires pour réaliser son rêve : fonder son propre journal, La Libre Parole, en 1892. Le titre est ancré dans l’héritage républicain et sans-culottard de Drumont, d’un anti-élitisme et d’un franc parler protestataire décomplexé. Le journaliste s’entoure de jeunes journalistes [8] qui ne tarderont pas à constituer une véritable cour, avec sa flagornerie et ses intrigues. L’optique du titre est simple : un journal bon marché, populaire, qui examine l’actualité sous un angle unique, celui de l’antisémitisme, et destiné à renverser la République “judéo-maçonnique”, selon l’expression inventée par Drumont.

La décennie 1890 verra à la fois l’apogée du journal et son déclin. Son apogée, lorsque Drumont lance le scandale de Panama, qui lui fait dépasser le quart de million d’exemplaires quotidiens. Le succès n’atténuera pas le délire de persécution du directeur, qui s’exilera à Bruxelles, fuyant les “lois scélérates” dont il croit qu’elles le visent. Et son déclin, quand l’Affaire Dreyfus, qu’il a contribué à lancer et dans laquelle il incarne l’antidreyfusisme le plus extrême, finira après de nombreux soubresauts par lui donner tort.

Entre temps, Drumont profite de sa popularité pour se présenter à l’élection législative de 1898, dans la circonscription d’Alger. Il est élu au premier tour avec près des trois quarts des voix sur cette terre où l’antisémitisme des colons ne fait pas de doute [9], antisémitisme dont la revendication principale est l’abrogation du décret Crémieux[10]. Drumont siège alors à l’extrême gauche de l’hémicycle, et y brille par son manque d’éloquence autant que par son amateurisme. Il est balayé dès le premier tour de l’élection suivante, en 1902.

Malgré sa perte d’influence [11], La Libre Parole reste avant tout une machine à enrichir Drumont : souscriptions plus ou moins fictives [12], trafic d’influence, chantages en tous genres y sont fréquents. Sa réputation au sein des milieux conservateurs en souffre naturellement : si il n’est plus respecté, il reste tout de même craint. Le vide que laisse la rétractation de l’influence drumontiste est bien vite rempli par les maurassiens, qui prennent dans la première décennie du XXème siècle le leadership idéologique de la droite révolutionnaire. Récupérant l’antisémitisme, ils l’insèrent dans une matrice théorique bien plus complète.

C’est à demi ruiné que Drumont mourra en 1917, vu comme une relique du passé n’ayant pas su s’adapter aux mutations politiques de son époque. Assez vite oublié, hormis dans la famille nationaliste, il fut évidemment remis à l’honneur durant la Seconde Guerre Mondiale. Après les années d’Occupation, une petite faction[13] continuera à lui rendre un culte.

La personnalité d’Edouard Drumont est presque un cas d’école : paranoïaque et narcissique, imbu de sa propre importance et se prenant pour un prophète aux accents apocalyptiques, mystique antirationaliste mais d’un cynisme consommé, il est difficile de ne pas penser à la maladie de son père. Mais même une analyse plus factuelle, moins psychologisante laisse des idées très fortes sur ce lugubre personnage. Polémiste passionné mais théoricien pour le moins limité, ce qui frappe, c’est sa capacité à sentir la demande de son lectorat, de rester à l’écoute de son “marché”. Rapidement devenu “Monsieur Antisémitisme”, il a toujours hésité à s’aliéner une partie de sa base en proposant un programme plus détaillé que la spoliation des Juifs.

Ces atermoiements ont fini par lasser, comme son incapacité à appréhender la modernisation politique de la France. Mais les nationalistes lui doivent beaucoup, comme l’exprima Maurras : “la formule nationaliste est ainsi née presque tout entière de lui”. Et c’est à la lecture de cet ouvrage que l’on comprend mieux la thèse de Philippe Nemo [14] selon laquelle l’extrême droite, ou plutôt la droite révolutionnaire, est en fait un morceau de la gauche révolutionnaire passée à droite. Drumont est clairement une des figures qui rendit possible cette recomposition profonde.

L’ouvrage de Grégoire Kauffmann vaut aussi par cette description passionnante des mutations politiques de la France, la reconstitution des enjeux et des alliances, qui permet de s’immerger dans l’époque, presque de la faire revivre. On est surpris de l’apparition d’un Urbain Gohier dans les antisémites les plus rabiques, alors que je le connaissais surtout pour son antiaméricanisme. Petit manque, l’absence de Daniel Kimon mériterait d’être justifiée. Mais quoiqu’il en soit, il s’agit là d’une biographie très vivante, un authentique travail d’historien dont on sort avec un regard plus exact sur l’antisémitisme français, et notamment sur ses relations inavouées avec l’anticapitalisme. Preuve, s’il en fallait, que les extrêmes se touchent.

Article initialement paru sur Enquête&Débat, reproduit avec l’autorisation de l’auteur.

Notes :

[1] Il est difficile de savoir ce qu’elles sont devenues après l’éclatement de la cellule familiale.
[2] Mentionnons par exemple son sentiment obsidional et ses visions apocalyptiques du futur.
[3] Directeur du lycée Sainte-Geneviève durant quelques années, défenseur d’un catholicisme “intégraliste”, ce personnage mystérieux et influent incarnera notamment le fantasme de l’entrisme des Jésuites et plus généralement des catholiques et royalistes au sommet de l’armée.
[4] Pas moins de 1200 pages en deux tomes, par ailleurs assez mal architecturés.
[5] Quoique les catholiques modérés et libéraux aient été dans l’ensemble plutôt opposés à ce livre.
[6] Opportunistes qui correspondraient aujourd’hui à quelque chose d’intermédiaire entre les partis de gouvernement au sens large, et le centre au sens restreint. Pour parler comme Philippe Nemo, ce sont les héritiers de 1789 ; ils doivent leur appellation d’opportunistes à ce que la nature du régime leur importe peu.
[7] Il en va de même pour Albert de Mun, député et principale figure du catholicisme politique de l’époque. Rappelons, pour faire bonne mesure, que les plus hautes autorités du clergé catholique ont encouragé à cette époque l’agitation antisémite, notamment en Autriche.
[8] Dont l’inventeur du mot “racisme”.
[9] Franc-maçonnerie locale et élus radicaux constituent alors la plupart des cadres de l’antisémitisme en Algérie.
[10] Qui donnait la nationalité française à tous les Juifs d’Algérie.
[11] Le tirage du quotidien n’est plus que de quelques dizaines de milliers d’exemplaires.
[12] Ces souscriptions sont précieuses pour l’historien en ce qu’elles sont accompagnées de messages où la cruauté dépasse souvent toutes les bornes. On y parle parfois de faire du hachis de Juifs, ou de les enfourner.
[13] Dont Henry Coston était l’élément le plus durable, à défaut d’autres qualificatifs.
[14] Dans Les Deux Républiques Françaises, prix Wikibéral 2009.


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