Les témoins silencieux gisent partout, ils passent de leur forme matérielle à une autre et deviennent peu à peu méconnaissables aux yeux de leurs proches. Leurs cadavres sont poussés dans les ravins, enfermés dans les coffres de voitures abandonnées, harnachés à des blocs de ciment et jetés au fond des lacs. Ceux dont on s'est débarrassé au plus vite sont balancés sur le bas-côté d'une autoroute - afin que la vie, s'étant détournée, puisse continuer son chemin san s'arrêter pour regarder.
Parfois, je rêve que je suis un aigle. Je plane au-dessus d'eux, repère leur dépouille, et peux alors porter le message de leur fin. J'aperçois l'homme qui est allé chasser avec son ennemi - là, sous cet arbre, dans ce fourré. Je discerne le squelette de la serveuse qui a pris la commande du psychopathe - là, sous le toit écroulé d'une vieille cabane. Je détecte la destination finale d'un adolescent, aux mauvaises fréquentations, qui a trop bu - une tombe peu profonde dans un bois de pins. Souvent, leurs esprits rôdent, se raccrochant aux restes de l'être humain qui les a abrités. Ceux-là ne deviennent pas des anges. Ils n'étaient pas croyants dans la vie, pourquoi seraient-ils au ciel maintenant ? Même les gens normaux, ceux que vous considérez comme "bons", peuvent faire preuve de bêtise, de vénalité ou de jalousie.
Ma soeur Cameron gît quelque part parmi eux. Dans un conduit d'égout ou sous les fondations d'une bâtisse, pliée sous le hayon rouillé d'un véhicule volé ou éparpillée sur le sol feuillu d'une forêt, Cameron se décompose. Peut-être son esprit se raccroche-t-il à ce qu'il reste de son corps tandis qu'elle attend qu'on la découvre, que l'on raconte son histoire;
Peut-être est-ce cela qu'ils désirent, tous ces témoins silencieux.
Chapitre 1
Ma présence indisposait visiblement le shérif. Du coup, je me demandai qui avait pris l'initiative de me contacter et de me demander de venir à Sarne. Ce devait être l'un des civil debout dans la pièce - bien habillés et bien nourris, de toute évidence habitués à jouer de leur autorité. Je portai mon regard de l'un à l'autre. Le shérif, Harvey Branscom, avait un visage rougeaud strié de rides, une moustahe en guidon de vélo et des cheveux blancs coupés ras. Il avait au moins 55 ans, sans doute plus. Vâtu d'un uniforme kaki étriqué, il était assis dans un fauteuil pivotant derrière le bureau. Il affichait un air dégoûté. L'homme à se droite avait bien dix ans de moins que lui. Cheveux noirs, silhouette mince, visage étroit rasé de près, Paul Edwards était avocat.
La femme avec laquelle ce dernier discutait, une blonde décolorée, s'appelait Sybil Teague. Elle était veuve et, d'après les recherche effectuées par mon frère, avait hérité d'une grande partie de la ville de Sarne. Auprès d'elle se tenait un autre homme, Ternece Vale, figure ronde, cheveux épars et incolore, lunettes cerclés de métal, avec une étiquette adhésive sur le revers de sa veste. Il arrivait d'une journée "portes ouvertes" proposée par le conseil municipal, avait-il annoncé en dévoulant avec un peu de retard. Sur l'autocollant, on pouvait lire : "Bonjour ! Je suis Terry, le maire."
A l'attitude du maire Vale et du shérif Branscom, je déduisis que c'était soit Edwaards, soit Teague qui m'avait sollicitée. Mon regard alla de l'un à l'autre. Teaugue, décidai-je en croisant mes jambreset en me calant dans le siège inconfortable. Je balançai mon pied libre, l'oeil rivé sur le bout de mon mocassin en cuir noir qui s'approchait de plus en plus du brueau du shérif. Les accusations fusaient comme si je n'étais pas là. Tolliver les entendait-il depuis la salle d'attente ?
Je finis par les interrompre :
- Si vous régliez votre problème pendant que nous allons nous installer à l'hôtel ?
Ils se turent brusquement et me fixèrent.
- Je crains que nous ne vous ayons fait venir pour rien, décréta Branscom.
Le ton était à peu près courtois, mais son expression trahissait l'agacement. Il serrait les poings.
- C'est à dire...?
Je passai une main sur mon visage. J'arrivai directement d'une autre mission et j'étais fatiguée.
- Terry nous a induits en erreur à propos de vos références.
- Très bien, prenez votre décision pendant que je vais me reposer, rispostai-je, vaincue.
Je me hissai sur mes pieds. Je me sentais aussi vieille que les monts Osarks, en tot cas nettement plus âgée que mes 24 ans.
- Une autre mission m'attend à Ashdown. J'aimerais autant partir aux aurores demain. Vous devrez nous rembourser nos frais de voyage. Nous sommes venus de Tulsa. Demandez la facture à mon frère.
Sans leur laisser le temps de réagir, je quittai le bureau de Harvey Branscom et longeai le couloir jusqu'à la réception. J'ignorai l'hôtesse derrière le comptoir bien qu'elle me dévisageât d'un air intrigué. Elle avait probablement considéré Tolliver avec la même curiosité jusqu'à ce que j'attire son atttention.
Tolliver abandonna le magazine écorné qu'il était en train de feuilleter. Il s'extirpa du fauteil en simili-cuir. Il a 27 ans. Sa moustache est teintée de reflets auburn, mais ses cheveux sont aussi noirs que les miens.
- Prête ?
Ma chronique est par ici.