Le Rouge et le Noir
Extrait du chapitre XX
— Daignez remarquer, lui dit-il, que vous parlez très haut, on vous entendra de la pièce voisine.
— Qu'importe! reprit fièrement Mlle de La Mole, qui osera dire qu'on m'entend? Je veux guérir à jamais votre petit amour-propre des idées qu'il a pu se figurer sur mon compte.
Lorsque Julien put sortir de la bibliothèque, il était tellement étonné, qu'il en sentait moins son malheur. Eh bien! elle ne m'aime plus, se répétait-il en se parlant tout haut comme pour s'apprendre sa position. Il paraît qu'elle m'a aimé huit ou dix jours, et moi je l'aimerai toute la vie.
Est-il bien possible, elle n'était rien! rien pour mon coeur, il y a si peu de jours!
Les jouissances d'orgueil inondaient le coeur de Mathilde; elle avait donc pu rompre à tout jamais! Triompher si complètement d'un penchant si puissant la rendrait parfaitement heureuse. Ainsi ce petit monsieur comprendra, et une fois pour toutes, qu'il n'a et n'aura jamais aucun empire sur moi. Elle était si heureuse, que réellement elle n'avait plus d'amour en ce moment.
Après une scène aussi atroce, aussi humiliante, chez un être moins passionné que Julien, l'amour fût devenu impossible. Sans s'écarter un seul instant de ce qu'elle se devait à elle-même, Mlle de La Mole lui avait adressé de ces choses désagréables, tellement bien calculées, qu'elles peuvent paraître une vérité, même quand on s'en souvient de sang-froid.
La conclusion que Julien tira dans le premier moment d'une scène si étonnante fut que Mathilde avait un orgueil infini. Il croyait fermement que tout était fini à tout jamais entre eux, et cependant le lendemain, au déjeuner, il fut gauche et timide devant elle. C'était un défaut qu'on n'avait pu lui reprocher jusque-là. Dans les petites comme dans les grandes choses, il savait nettement ce qu'il devait et voulait faire, et l'exécutait.
Ce jour-là, après le déjeuner, comme Mme de La Mole lui demandait une brochure séditieuse et pourtant assez rare, que le matin son curé lui avait apportée en secret, Julien, en la prenant sur une console, fit tomber un vieux vase de porcelaine bleu, laid au possible.
Mme de La Mole se leva en jetant un cri de détresse et vint considérer de près les ruines de son vase chéri. C'était du vieux japon, disait-elle, il me venait de ma grand'tante abbesse de Chelles; c'était un présent des Hollandais au duc d'Orléans régent qui l'avait donné à sa fille...
Mathilde avait suivi le mouvement de sa mère, ravie de voir brisé ce vase bleu qui lui semblait horriblement laid. Julien était silencieux et point trop troublé; il vit Mlle de La Mole tout près de lui.
— Ce vase, lui dit-il, est à jamais détruit, ainsi en est-il d'un sentiment qui fut autrefois le maître de mon coeur; je vous prie d'agréer mes excuses de toutes les folies qu'il m'a fait faire; et il sortit.
—————© Éric McComber