Avec Apnées chez Potentilles et ce recueil, Denis Guillec acquiert une réelle envergure. Le titre est un rien plat, mais ne cache pas les avatars du sujet : reproduction de soi, aussi bien que dans les facettes multiples de l’œil de l’insecte. C’est sous-titré : Carnet de Lino Sapide, sorte de double de l’auteur, grâce auquel distance peut être prise. On commence par la solitude, comme un socle, véritable embarcadère pour des incarnations en des personnages incongrus, inimaginables, sauf pour l’esprit tortueux et délié de Denis Guillec. Ensuite après une page sur l’arrachage forcené d’un arbre, empli d’onomatopées inédites de l’effort, on passe à un texte majuscule : Je ponce donc, aussitôt lu, aussitôt classique. Puis les textes se suivent et ravissent le lecteur difficile. La chirurgie esthétique, qui vire à l’uniformisation Miroir de miroirs. Une norme au milieu, l’empathie, poussée à son comble de coucou, le malentendu permanent, quitte à se qualifier de lapsus vivant, l’émiettement en copeaux de l’être : Un stère de bouts de moi… Les pages se succèdent comme un plaisir renouvelé. Denis Guillec n’hésite pas à tabler sur les néologismes : puet, qu’il explique : muet de pensée. C’est vrai que le mot n’existe pas et que pourtant il correspond à une situation certaine. Il sait persifler sur les poètes pleurnichards : chacun lutte contre son automne sans en embrumer les autres. A propos du cerf de la couverture très réussie, dessiné par Gilbert Pinna, il nous apprend le verbe raire, synonyme de bramer. Un peu de lexique, que diable ! Sa leçon d’asymptote donne une clé de son raisonnement : on est au bord du sophisme et de son vertige. La fin du recueil referme doucement le couvercle entrouvert : on s’en retourne vers l’incognito … je crois aux vertus de l’effacement … je vis le moins possible … je prends mon appeau à rien …
je deviens
toujours plus
peu
Il y a un côté expiatoire chez Denis Guillec, entre la drôlerie et le démoniaque. Le sarcasme peut vivre au sourire, et le grinçant au lumineux. Une fantaisie un peu complexe, un peu inquiète. Décidément un ton assez rare.
Jacques Morin (Jacmo)
10,50 €. 67, rue de Venise – 1050 Bruxelles (Belgique). Avant-propos de Sylvie Durbec.
Denis Guillec : Je(S) (Les Carnets du dessert de lune)