Magazine Culture

Tina Jolas : Lettres à Carmen

Par Florence Trocmé

Tina Jolas : "Lettres à Carmen" 

Tina Jolas (1929-1999) était la mère de Paule du Bouchet qui vient de faire paraître "Emportée" aux éditions Actes-Sud. (lire la note de lecture d’Alain Paire, qui relate l’histoire de Tina Jolas, évoque René Char, André du Bouchet...)
Au moment d'achever son livre, Paule du Bouchet prit connaissance d'un lot de lettres de sa mère, adressées entre 1950 et 1999 à l'une de ses meilleures amies qui se prénommait Carmen. Avec l'autorisation de Paule du Bouchet, voici quelques-uns de ces courriers ainsi que des indications biobibliographiques à propos de Tina Jolas. 
  
 
Paris, août 1958 
 
J'ai passé des journées et des nuits entières de plus en plus proche de lui, dans son emprise amoureuse, terriblement amoureuse de lui, et lui aussi s'est inventé un besoin de moi tout entière, aussi une sorte d'anxiété de ma présence. Je suis comme les deux côtés de l'horizon. Ce ciel envahi de nuages splendides mais douloureux (je me compare au ciel !!!!!)  Ils vont se refermer sur moi (...) Quand je vois Char, je sens à la fois une pesanteur, un souffle, je sais que je tremble, que sa main sur moi, la barre noire de son regard oppriment ma poitrine, me donnent le besoin de respirer plus fort et de me jeter dans ses bras. Sa présence avec moi devant quelque chose, j'étais au Louvre voir avec lui les Poussin, les Titien par exemple, donne à ce lieu, à cet objet à jamais quelque chose de doué d'ombre et de lumière d'une beauté insensée et pourtant, marchant avec lui dans ce quartier du Châtelet et du quai aux Fleurs, j'avais les yeux pleins de larmes à l'idée de ces rues tellement, tellement parcourues avec A. et moi, débattant notre vie, ce printemps, une telle angoisse en moi. L'angoisse que je sens en lui (Char) pour moi, son besoin de me voir tout le temps, de m'avoir me donne une sorte de vertige. C'est impossible. Je sens gronder en moi, pour lui, pour A. de tels abîmes de déchirement, qu'est-ce que je vais sauver, inventer pour eux, pour moi ? L'essentiel est évidemment les enfants... 
 
|•| 
 
Les Busclats, août 1961. 
 
Je suis heureuse, dans un bonheur encore nouveau, différent de tous les autres que j'ai pu connaître avec Lui parce que, comme seul l'a compris Tolstoï, le bonheur se détruit pour renaître et n'a jamais le visage auquel on s'attend. Celui-ci est très tourmenté de paysages vus ensemble, de courses dans les montagnes, d'objets, vécus et partagés, de fleurs arrosées, de nuits profondes sur notre colline. Il y a aussi, engeance adorable et maudite, les autres, les amis, et les visiteurs obscurs ou les connaissances. Il y en a beaucoup trop. Nous sommes obligés de fermer les portes à clef, de nous cacher. Les gens, les braves, gentils amis arrivent, comme çà pour passer la journée, et mordent sur un temps précieux de travail et d'amour et que faire ? J'ai passé tout l'après-midi hier à cheval : j'ai galopé  comme une folle dans les champs à flanc de colline avec des éperons de Police montée canadienne : je me baigne dans le canal qui amène l'eau de la Durance dans son jardin ...." 
 
|•| 
 
Les Busclats, 13 janvier 1988. 
 
Il faut que je te dise la vérité, puisque tu es ma "bosom's bosom" (...) Je vais m'éloigner de René, le quitter. Il y a un certain temps que je le voulais, mais même lorsqu'il y a "another woman", c'est très difficile de quitter un homme qui tient à vous, et vous le dit et vous le prouve ! 
Puis il était (il est) malade - enfin une (deux) année(s), où de jour en jour je  ne voyais pas clair. J'ai eu ma part, infinie, si pleine, si inouïe de bonheur sur terre, et je veux à présent vivre vraiment. 
Je ne supporte plus la folie - sa pauvre, chère folie mêlée à son grand âge, à son génie, à la poésie et aussi à la malignité. Je me sens très forte et légère, ayant à faire, à construire, à travailler, à faire grandir. Tu te rappelles la phrase d'Akhmatova : Nadejda Mandelstam - hâve, hagarde, durant la guerre à Tachkent - qui dit : "Mais est-ce qu'Ossia m'aurait aussi quittée dans sa vieillesse ?" et Akhmatova avec assurance : "Mais très certainement !". En vérité, je ne sais qui quitte qui, mais j'ai un absolu besoin de ma liberté. Dearest darling, je t'embrasse, n'en parle pas pour le moment". 
 
Notes 
De 1975 à 1981 René Char et Tina Jolas ont travaillé ensemble pour traduire et composer "La Planche de vivre", anthologie de poèmes parus en mai 1981 chez Gallimard. On y trouve des traductions de Raimbaut de Vaqueiras, Pétrarque, Lope de Vega, Shakespeare, Blake, Shelley, Keats, Emily Brontë, Emily Dickinson, Tioutchev, Goumilev, Akhmatova, Pasternak, Mandelstam, Maïakovski, Marina Tsvetaieva et Miguel Hernandez. Edition de poche chez Folio-Gallimard depuis 1995. 
 
Page 97 d' "Emportée", Paule du Bouchet retrace ce que fut le dialogue intellectuel de René Char avec Tina Jolas : "René n'a jamais été en Italie, a très peu voyagé, déteste l'avion, ne parle aucune langue étrangère, ne conduit pas. Ses errances passent par la littérature, ses horizons sont les lignes de crête du Ventoux, les plaines du Luberon et de Sault, les Dentelles de Montmirail. Les autres sont rêvés, imaginés. Ma mère parle et traduit pour lui, l'anglais, le russe, l'espagnol. Elle met à sa portée les paysages castillans de Lope de Vega, les plaines russes de Mandelstam, les vallonnements fertiles de Thomas Hardy. Pour lui, elle ouvre les paysages. Il lui demande dans ses lettres de lui décrire le Chatillonnais où elle travaille comme ethnologue pendant des années. Et elle le fait .... Elle raconte pour lui, elle traduit, elle met en relation, ce qu'elle voit, ce qu'elle entend, ce qu'elle lit, elle lui donne tout, tout. Il prend". 
 
En tant qu'ethnologue, Tina Jolas est co-auteur avec Marie-Claude Pingaud, Yvonne Verdier et Françoise Zonabend d'"Une campagne voisine : Minot, un village bourguignon" d. Maison des sciences de l'homme, 1990).  
 
Parmi les traductions de Tina Jolas, en sus de plusieurs titres de Tolkien, parus chez Christian Bourgois, voici quelques autres exemples de son travail. 
Anthropologie de la parenté : une analyse de la consanguinité et de l'alliance de Robin Fox (éd. Gallimard, 1967).  
Age de pierre, âge d'abondance, l'économie des sociétés primitives de Marshall David Shallins (éd. Gallimard, 1978). 
Journal d'ethnographe deBronislaw Malinowski (éd. du Seuil, 1985). 
Un ethnologue au Maroc : réflexions sur une enquête de terrain, de  Paul Rabinow (Ed. Hachette, 1988. 
Le cercle des montagnes  : une communauté pastorale basque, de Sandra Ott (éd du CTHS, 1993).  
Le retour de l'islam, de  Bernard Lewis (éd. Gallimard, 1993). 
Freud, une vie, de Peter Gay, (éd Hachette 1995). 
 
Alain Paire 


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines