Dans un petit village cossu entre Rhin et Neckar, la Fondation Ursula Blickle présente, pour la première fois en Europe, une exposition monographique du photographe israélien Miki Kratsman (jusqu’au 17 avril). En franchissant la porte, vous allez passer de la calme campagne allemande égayée par les couleurs du début du printemps à un univers désolé, désespérément sec, dont le noir et blanc des photographies traduit bien l’aridité, le Neguev. Là vivent des milliers de Bédouins, citoyens israéliens, mais dont les villages ne sont pas reconnus et sont donc régulièrement rasés par l’armée afin que le Fond Juif Unifiépuisse s’approprier leurs terres ancestrales, pour des plantations d’arbres pour des parcs de récréation ou pour des fermes de colons. Ahlam Shibli, elle-même originaire de cette région, nous montrait ceux qui s’inclinent, et gagnent leur tranquillité et leur intégration dans la société juive en devenant Trackers pour l’armée (on pense aux Scouts indiens, éclaireurs de la conquête de l’Ouest, combattant contre leurs frères de race, mais restant eux aussi toujours des citoyens de seconde zone). Miki Kratsman montre ceux qui tentent de résister, de revenir, de s’accrocher, de refuser les déportations, les regroupements. Pour lui, figure de la photographie israélienne, directeur du département de photographie à l’école Bezalel, chroniqueur photo de Haaretz, il faut témoigner, conserver les traces fugaces de cette présence des Bédouins avant qu’ils ne soient effacés, éliminés délibérément : rien ou presque ne subsiste des Amérindiens ou des Aborigènes avant leur génocide, aucune image ou presque des shtetls d’Europe centrale avant la Shoah, plus aucune trace des villages arabes palestiniens détruits lors de la Nakba en 1948, ni ruines, ni plaques mémorielles, ni photographies. Alors, pour qu’une pareille négation ne puisse s’exercer à l’encontre des Bédouins du Neguev, qui, demain, ne seront plus, Miki Kratsman et quelques autres veulent témoigner. Nous ne voyons ici que la toute première étape d’un long projet, le fruit de son premier séjour d’un mois dans un village en cours de destruction.


L’autre série est faite de portraits d’habitants d’un village voisin à la veille de leur expulsion, dans un studio de fortune : les hommes devant un drap blanc, parias fiers et calmes, l’un en habit traditionnel, les autres dans leurs vêtements quotidiens, un en chemise tachée d’huile. Ils posent, bras ballants, droits devant l’appareil, un peu distants. Leurs regards sont terribles, regards de souffrance, de résignation, mais aussi de résilience et d’éternité.

Les carnets de travail du photographe sont exposés à l’étage supérieur, notes, dessins, petites photos. On y devine, même sans lire l’hébreu, ses interrogations stylistiques, son sens de la composition, sa volonté de faire des images fortes, bien construites et vraies. C’est une photographie sans fioritures, sans ‘effet’,directe, brutale (et ainsi très ancrée dans la réalité israélienne, bien différente de la photographie allemande ou américaine).

Miki Kratsman dit destiner son travail en priorité aux Israéliens, témoin d’événements que la plupart ne veulent pas voir, Juste au milieu des indifférents (ou pire). Bon nombre de ses photographies sans légende ici sont d’ailleurs des énigmes pour le non-israélien, hommes de pouvoir, sans doute, politiciens, généraux, ou footballeurs inconnus de nous. Pas d’images-choc ici, peu d’événements clairement identifiables, mais une atmosphère, une ambiance, une culture qui se montre en images ; et des larmes plus que du sang.

Espérons que nous aurons un jour l’occasion de voir ces photographies de Miki Kratsman en France ; qu’on découvre l’histoire des vaincus, des perdants, des expulsés, des massacrés, qu’on ne puisse plus dire ‘je ne savais pas’, mais aussi que nous découvrions un travail à nul autre pareil, où éthique et esthétique se conjuguent comme au temps de Lewis Hine ou de la Dépression.
Photos de vue d’exposition par l’auteur.
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