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Quand Proudhon et Zola s’affrontaient sur l’art

Publié le 31 mars 2011 par Savatier

 A quoi l’art sert-il ? Sur cette question, se sont affrontés Pierre-Joseph Proudhon et Emile Zola au milieu des années 1860. Les textes de cette intéressant débat viennent d’être réunis sous le titre Controverse sur Courbet et l’utilité de l’art (Mille et une nuits, 175 pages, 4,50 €).

Autant le dire tout de suite, Gustave Courbet n’est pour rien dans cette querelle. Car son œuvre sert avant tout de prétexte à Proudhon pour développer sa définition de l’art qui serait « une représentation idéaliste de la nature et de nous-mêmes, en vue du perfectionnement physique et moral de notre espèce. » On observera que cette vision s’apparente, en termes forcément laïcs, à la notion de « rédemption » par l’art des Chrétiens, celle-ci présupposant une nature par essence pécheresse de l’homme qui n’est – est-ce un hasard ? – guère éloignée de l’obsession maladive de Proudhon à ne voir que vices et corruption des mœurs dans la société humaine.

Voilà pourquoi le rôle de l’artiste, dans la cité idéale du philosophe, plus encore que dans la cité idéale chrétienne de son époque (voir à ce sujet les articles de « critique d’art » de Louis Veuillot), doit être strictement encadré. Ses productions sont appelées, pour remplir une hypothétique « mission sociale », à respecter un cahier des charges précis, à s’adresser à la raison du public, mais surtout pas à ses sens ! La notion de liberté créatrice n’existe pas dans un cet univers proudhonien où le talent devient suspect et où le génie n’a pas sa place. L’artiste doit se contenter de travailler en bon ouvrier à l’édification “morale” des foules. Ce monde, on le voit bien, n’a rien de commun avec l’œuvre subversive de Courbet. Mais, d’une certaine manière, cet art selon Proudhon a existé dans l’Histoire : il s’agissait du néoréalisme stalinien qui, convenons-en, était tout sauf de l’art.

Lorsque fut publié, six mois après sa mort, l’essai du philosophe sous le titre Du principe de l’art et de sa destination sociale, un écrivain et critique d’art de vingt-cinq ans, Emile Zola, s’insurgea.

En premier lieu, contre cette cité, voulue si idéale qu’elle en devenait totalitaire (voilà qui n’est pas sans rappeler L’Empire du bien contemporain qu’on tente de nous imposer et que dénonçait Philippe Muray dans son essai éponyme…) :

« Il [Proudhon] voudrait nous forcer à la paix, à une vie réglée. Le peuple qu’il voit en songe est un peuple puisant sa tranquillité dans le silence du cœur et des passions […] Je consens à habiter cette cité ; je m’y ennuierai sans doute à mourir, mais je m’y ennuierai honnêtement et tranquillement, ce qui est une compensation. Ce que je ne saurais supporter, ce qui m’irrite, c’est qu’il force à vivre dans cette cité endormie des hommes qui refusent énergiquement la paix et l’effacement qu’il leur offre ».

Ensuite, contre le rôle dévolu à l’artiste dans cette cité. Le texte de Zola, vibrant plaidoyer en faveur de la liberté du créateur, de la « libre manifestation des pensées individuelles », reste un modèle du genre, si actuel qu’il mérite d’être lu par tous ceux que le sujet intéresse aujourd’hui.

Enfin, l’écrivain s’insurgeait contre Proudhon lui-même : « Son art rationnel, son réalisme à lui, n’est à vrai dire qu’une négation de l’art […]. Mon art, à moi, au contraire, est une négation de la société, une affirmation de l’individu en dehors de toutes règles et de toute nécessité sociale. » En outre, il dénonçait cette agaçante propension du philosophe à récupérer les œuvres de Courbet dans l’unique but de servir sa thèse. Et, de ce point de vue, Zola avait encore une fois raison, comme j’ai eu l’occasion, à deux reprises, de le souligner dans Philosophie Magazine. Et l’on comprend mieux pourquoi les deux toiles les plus érotiques de Courbet, “Le Sommeil” et “L’Origine du monde“, furent peintes après la mort de Proudhon. Que n’eût dit en les voyant cet incorrigible père la pudeur !

On regrettera, à ce propos, que la présente édition, établie par Christophe Salaün, ne livre le texte de Proudhon que dans une version largement tronquée. Ainsi, les chapitres V (corruption de la société par l’art), XIII (traitant de la Baigneuse du salon de 1853), XV (Les Demoiselles du bord de Seine) et XVI (De la prostitution dans l’art, Vénus et Psyché), qui sont fondamentaux pour comprendre les dangers que représente la pensée du philosophe (pour les artistes) et pour découvrir les interprétations parfois délirantes qu’il donne des tableaux de Courbet, sont inexplicablement absents. Il faudra au lecteur se reporter à l’édition intégrale publiée en 2002 par Les Presses du réel (240 pages, 19 €) pour pouvoir y accéder, ce qui est fort dommage.

Dans son intéressante postface, Christophe Salaün qualifie l’article de Zola « d’assassin », « non sans raccourcis » et non exempt d’une « certaine mauvaise foi ». J’avoue ne pas partager cette analyse. Je le trouve lucide, courageux et salutaire. En revanche, je suis l’auteur lorsqu’il remarque finement : « Courbet se voyait en artiste subversif ; Proudhon en a fait un révolutionnaire, c’est-à-dire un moralisateur ! » En effet, Proudhon a tenté de présenter Courbet à son image, car on ne rencontre dans ses essais qu’une inquiétante morale moralisatrice (celle que Nietzsche appelait « moraline ») tant sur les mœurs que sur le statut des femmes, en d’autres termes, un système qui se situe aux antipodes de la pensée libertaire dont il passe cependant pour être le père. La mise en parallèle de son texte et de celui de Zola reste donc des plus importantes : elle montre l’archaïsme conservateur du premier et la qualité visionnaire du second. Et elle nourrit un débat qui renaît aujourd’hui autour de la liberté d’expression des artistes, sur fond de morale religieuse et sécuritaire d’un côté et de “politiquement correct” ou ”d’ordre juste” de l’autre, comme de récentes affaires (Larry Clark, Céline, Janine Kotwica, etc.) le prouvent.

Illustrations : Pierre-Joseph Proudhon, gravure - Emile Zola, gravure.


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