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Nous sommes enchaînés dans la caverne (Sur la Libye, le FN et les médias)

Publié le 03 avril 2011 par Lalouve
Nous sommes enchaînés dans la caverne
Il y a quelques mois de cela je finissais de lire un excellent ouvrage dit de "science-fiction" (mais qui pourrait aussi être un essai de science politique) d'Alain Damasio, intitulé "la Zone du Dehors".
Damasio y développe notamment l'analyse (qu'il prête à la Volte) de ce que serait un fascisme "moderne", une nouvelle forme de dictature occidentale, qui est définie comme dictature du consensus, dictature "molle", dictature par le sentimentalisme et les affects "humanistes", servie par un arsenal médiatique et technologique extrêmement puissant et avancé. Il met en lumière, notamment, à quel point la lutte contre ce nouveau type de dictature est rendue difficile par l'apparente "mollesse" (au sens physique, comme des montres molles de Dali) du système instauré,système d'évitement et d'encerclement de la raison par le sentiment, qui absorbe les coups qu'on lui porte au lieu de les renvoyer et d'en porter frontalement. Le roman est une mise en lumière de la difficulté presque physique et dynamique qu'il y a à lutter de façon dialectique contre un ennemi qui ne répond pas (ou plus), stricto sensu, de façon dure, brutale, tranchée, mais qui absorbe, qui étouffe et qui dévie. Face à cette nouvelle forme de dictature, les héros pensent qu'il faut une nouvelle forme de lutte (une lutte qui corresponde dynamiquement et physiquement à celle employée par l'ennemi de classe), et pensent avoir réussi à la mettre en œuvre de façon positive. Mais cela ne fonctionnera pas longtemps, et (je résume rapidement) finalement, l'obstination et la solidarité des héros du roman finissent par trouver la faille du système, après moult vicissitudes, et parvient à le faire imploser, de la façon la plus crue et la plus "traditionnelle" qui soit, c'est à dire physiquement et frontalement. Je laisse à quiconque désirera lire ce roman important, le soin d'en tirer ses propres conclusions. Elles sont pour moi évidentes.
Si je repense aujourd'hui encore plus à cet ouvrage de Damasio, c'est à propos de la Libye et du Front National.
En effet , dans "la Zone du Dehors", l'un des piliers fondamentaux du système contre lequel luttent les rebelles de la "Volte", c'est le pouvoir médiatique (intimement lié au pouvoir politique et financier), et le biais pris par ce pouvoir pour contrôler les masses d'utiliser l'affect, le paraître, le faux-semblant, pour élever, notamment, le fait-divers au rang d'information. Cette stratégie ancienne (que Tchakhotine appelait "le viol des foules par la propagande politique") étant décuplée par un moyen technologique nouveau la télévision-hologramme, qui permet que le téléspectateur soit dans l'information et fasse corps avec ce que les médias lui retransmettent, (puisqu'il n'y a plus d'écran et que l'image est projetée directement dans le salon)!
Damasio puise dans Platon, pousse l'allégorie de la caverne à son extrême aboutissement. Le roman expose comment nous sommes plus que jamais enchaînés, comment, plus que jamais, nous prenons pour nous -mêmes et pour les choses, les ombres projetées sur le mur de la caverne. L'allégorie de la caverne comme symbole de la télévision (une boite avec des ombres projetées) est une vieille idée de la critique des médias, mais il fallait la reprendre.
Car pour en revenir à la Libye et au FN, au-delà même de ce que nous sommes hélas, peu nombreux à savoir (le paradoxe des médias actuels, notamment grâce à Internet, étant de permettre une diffusion extrêmement vaste d'informations précises que nous n'aurions pas eues il y a une dizaine d'années, mais de les étouffer immédiatement dans le "bruit" médiatique du Web, dans son infinitude, et de permettre la confusion des idéologies par la multitude des sources) au-delà de ce que certains d'entre nous savent par exemple, du rôle de BHL dans l'engagement de la France en Libye, du montage en mayonnaise d'une prétendue rébellion libyenne, ou encore, de la fausseté absolue des soi-disant résultats du Front national, il y a ce qui est donné majoritairement à voir au plus grand nombre.
Le fait-divers, autrefois réservé aux pages des quotidiens régionaux ou locaux, érigé en information "nationale" (car deux conseillers généraux Front National, c'est bien un fait-divers à l'échelle d'un pays de presque 63 millions d'habitants et d'élections nationales), la manipulation par les sentiments et les affects (la peur, l'empathie, la compassion à l'égard de ce qui est présenté comme des "rebelles" libyens dont tout a été mis en œuvre pour permettre une identification du spectateur ) sont poussés à leur paroxysme par des moyens technologiques et une extension du champ médiatique (par l'acquisition des médias) de plus en plus poussés.
C'est l'instauration de la dictature molle par le gouvernement des sentiments. Plus efficace et plus redoutable encore qu'un fascisme ancienne manière à la schlague et au gourdin (sachant que bien évidemment, le recours à la force brutale n'est jamais exclu et peut toujours servir in fine).
Avez-vous fait l'expérience dans un auditoire non politisé relativement éduqué et pas forcément "vendu aux intérêts capitalistes" d'émettre ne serait-ce qu'un doute à l'égard de ce qui se déroulait en Libye? Moi oui. J'en ai pris pour mon grade et j'ai été rhabillée pour l'hiver ("stalinienne", "fasciste" etc). Il faut dire que les idiots utiles du système du genre Dieudonné , Soral et cie ne nous facilitent pas la tache ! Plusieurs personnes dans cet auditoire ont réagi exclusivement avec "leurs tripes" et ont répondu à l'injonction (dramatique) de Stéphane Hessel, ils se sont "indignés": les viols, les morts, la torture et tout y est passé. Peu importait que l'on démontre que l'on ne cherche point à défendre Kadhafi, ou qu'évidemment, on ne pouvait pas être suspecté de soutenir le FN. Les tripes hurlaient.Et la Raison se taisait.
La raison, la théorisation, la modélisation, l'analyse critique, la dialectique...sont mal vues, elles sont froides, inhumaines, abjectes, on ne peut pas s'y fier. Alors que ce que nous dictent notre cœur, nos impulsions, nos sentiments, sont évidemment purs, sans tache, bon. "Le coeur a ses raisons que la raison ne connait pas".
Prenons les ombres projetées pour notre réalité et ne cherchons pas à comprendre, ne cherchons pas plus loin.
A cette dégradation de la Raison (au sens où les agences de notation dégradent les notes des économies des pays, c'est à dire les font baisser en grade) s'ajoute une diabolisation manichéenne de la Violence (les médias disent ce qu'est la Violence et il n'y a pas à discuter. Xavier Mathieu et les autres camarades de Conti sont "violents" - la dictature du Capital et les agissements des financiers ne le sont pas, "naturellement" car la Violence est réduite exclusivement à son expression physique directe, et cette critique se retrouve également dans l'ouvrage de Damasio), et enfin, une abstraction de l'être humain comme pur Individu, c'est-à -dire une représentation de chacun comme l'Un, unique, planant dans l'éther de la Solitude et complètement délié de tout rapport nécessaire à l'Autre qu'il ne rencontre plus que par erreur, par contingence, et si possible, dans un rapport exclusivement antagoniste (c'est la renaissance du mythe de Hobbes de "la guerre de chacun contre tous" supposée régner dans l'état de nature).
Ajoutons à cela la déliquescence évidente (matérielle, intellectuelle, idéologique) de l'enseignement, autre pilier central qu'il faut continuer de saper pour créer toujours plus de "gens normaux", c'est à dire d'êtres humains qui ne savent ni lire, ni compter, ni écouter, ni analyser, qui ne connaissent rien, pour qui un texte est comme une pierre qu'on ne peut entamer, qui sortent de l'école aussi vides de pleins qu'ils y sont entrés pleins de vide (et donc, pleins de potentiel et de capacités que le système éducatif aura surtout eu comme mérite de saper et d’annihiler) et le tour est presque joué.
On nous a vendu une pseudo-révolution Libyenne en nous agitant sous le nez un épouvantail de "rêve" appelé Kadhafi (qui démontre que même lorsqu'un dictateur n'est plus utile à l'impérialisme occidental, il l'est quand même encore jusqu'à sa mort), en divulgant des tissus de mensonges sur la réalité de la "rébellion libyenne" à peu près aussi grossiers que Colin Powell agitant ses fioles d'eau bénites et ses photos de camps scouts au Conseil de Sécurité de l'ONU au moment de l'invasion de l'Irak, pour nous préparer mentalement à une entrée en guerre de la France (décidée dans la plus parfaite illégitimité, y compris d'un point de vue juridique) - les intérêts défendus EN REALITE ne sont pas si difficiles à comprendre; on nous a vendu aussi, contre toute réalité, contre toute vraisemblance, contre les faits et les chiffres eux-mêmes, une "poussée du Front National" qui ne résiste en réalité à aucun examen sérieux, une Marine Le Pen en Walkyrie échevelée et phallique, exclusivement destinée à faire remonter artificiellement une "gooooche" moribonde, hagarde, idiote et même, porteuse de grands dangers pour l'avenir du peuple de France.
Alors bien-sûr, libre à chacun de se contenter de la caverne et des ses ombres projetées, mais dans le combat sans fin qui oppose de fait (et sans possibilité d'y échapper) celui qui exploite et celui qui se fait exploiter, il serait temps sans doute de se retourner et de sortir de la caverne. Désir qui existe, et qui me semble témoigné par l'abstention massive et grandissante.
Le seul moyen pour cela est définitivement l'exercice politique, dialectique, de la Raison.
Cela ne peut se faire que par l'acquisition, y compris dans l'action, de connaissances et de sciences, l'enseignement et le débat (qui ne signifie pas d'avaler tout cru ce que disent "les Autres" mais bien de l'échange d'égal à égal), l'exercice permanent de la pensée dialectique et de la raison critique.
Bien-sûr, et notamment aujourd'hui que les organisations de la classe ouvrière, du mouvement populaire, sont exsangues, dilatées, éparpillées (et surtout noyautées), que nous sommes, de fait (et de plus en plus) isolés, c'est un objectif exigeant, difficile à mettre en œuvre, qui demande de la rigueur, une forme de discipline personnelle, de la patience, et de la volonté, bref, cela ressemble un peu à ce que disait Churchill aux Britanniques "du sang, du travail, des larmes et de la sueur".
Mais exactement comme la révolution n'aura pas lieu sans engagement physique et de terrain, elle n'aura pas lieu non plus sans raison ni conscience.
Comme on prépare un piquet de grève, il faut préparer nos esprits. Comme on astique un fusil, il faut astiquer sa tête.

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