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L'angoisse de la liberté. Note sur Sartre, 1ère partie

Par Marcalpozzo

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La liberté de la conscience pour Sartre, se fond avec son existence. Or, cela veut précisément dire que la conscience en tant que liberté doit être conscience (de) soi comme telle. Elle est même une conscience consciente de sa liberté dans l’angoisse. C’est ce que nous allons à présent vérifier.

I. Les choix angoissés de l’angoisse

La structure néantisante de la temporalité

Quid de l’angoisse ? Tandis que Heidegger considère l’angoisse comme la saisie du néant de soi, Sartre oppose au philosophe allemand une angoisse qui est angoisse de notre liberté. Parce que « c’est dans l’angoisse que l’homme prend conscience de sa liberté »[1], cela signifie explicitement que l’homme ne pourrait prendre conscience de sa liberté sans être immédiatement pris d’angoisse. Il n’est pas même excessif d’affirmer que l’angoisse sartrienne est le mode de révélation de notre liberté. Pourquoi ? Parce qu’au moment où je réalise que suis absolument libre, cette prise de conscience subite est aussitôt sujette à une angoisse.

L’angoisse et la peur

Une angoisse qui, à la manière de Heidegger, ne devra pas être confondue avec la peur. Car la peur est toujours peur devant quelque chose, peur devant n’importe quel étant. L’angoisse étant en revanche angoisse devant soi. Un « soi » sartrien à distinguer toutefois du « soi » heideggérien, en ce sens que l’angoisse est, selon Sartre, une sorte de vertige devant notre liberté essentiellement. Ecoutons-le : « Le vertige est angoisse dans la mesure où je redoute non de tomber dans le précipice mais de m’y jeter »[2].Par exemple, sur le champ de bataille, le soldat a bien sûr peur de la mort. Il a peur d’être tué. Mais cette peur là n’a pourtant rien à voir avec l’angoisse qui tient le même soldat au moment où il a « peur d’avoir peur », c’est-à-dire qu’il ressent l’angoisse de ne savoir résister à sa peur. A cet instant-là, cette peur précise n’est plus assimilable à toute autre forme de peur d’un événement ou d’un étant extérieur à soi. Cette angoisse que ressent le soldat au moment où la bataille fait rage, est cette angoisse devant lui-même. Vais-je tenir ? Vais-je trouver le courage de continuer ? Vais-je au contraire flancher ? Le soldat fait désormais face à l’angoisse, dans la mesure où il s’est soustrait du déterminisme des choses. N’étant plus agit par celles-ci, donc pris dans leur tourbillon, mais agissant désormais sur elles, il se découvre à présent suspendu au-dessus du vide. Toutes les conduites sont alors possibles, et seul le soldat disposera du choix de décider laquelle adopter. Le voilà faisant connaissance avec sa liberté.

L’homme acteur de sa vie

Ceci établi, prenons le temps d’une mise au point : l’homme agit. Il est pris dans l’action. Aussi, ne saurait-il se substituer à celle-ci. Néanmoins, cette action n’est déterminée par rien si ce n’est par lui-même. Face à une fonction ou un prix honorifique serais-je désormais à la hauteur d’une mission que l’on va me confier ou d’honorer le prix que l’on m’aura donné ; empruntant un chemin escarpé longeant un profond précipice, vais-je pouvoir éviter le « danger de mort » qui s’ouvre sous mes pieds. Toutes les conduites qui me sont loisibles d’adopter seront justement « mes possibilités » (EN, p. 67). Il ne dépend que de moi de réussir ou d’échouer la mission qui m’a été confiée, de faire attention au précipice ou de m’y jeter. Ni déterminisme, ni cause extérieure ne sauront venir contrecarrer ma liberté. « Le possible que je fais mon possible concret ne peut paraître comme mon possible qu’en s’enlevant sur le fond de l’ensemble des possibles logiques que comporte la situation. Mais ces possibles refusés, à leur tour, n’ont d’autre être que leur « être-tenu », c’est moi qui les maintiens dans l’être et, inversement, leur non-être présent est un « ne pas devoir être tenu »[3]. Certes, en fonction de la difficulté de la tâche qu’il m’aura été confiée, par exemple, ou de l’étroitesse du chemin qui longe le précipice, une certaine conduite m’est imposée, un certain degré de déterminisme pèse sur mon action, mais cela ne saurait être suffisant pour être totalement la cause de mon échec dans ma mission ou de ma chute dans le précipice. Je peux par exemple, avoir horreur du vide, ce qui me rendra très prudent ; je peux également choisir de me jeter dans le vide, c’est-à-dire de me suicider. Cette possibilité toute offerte de mettre librement fin à ma vie, fait le sel de cette existence, lui confère son caractère unique, à la fois capitale et élémentaire, puisque ma liberté inconditionnée me donne la possibilité à chaque instant d’accepter ou de refuser ma situation dans le monde. C’est d’ailleurs la peur de la mort, mon horreur du vide qui crée cette « contre-angoisse ». Tel un garde-fou, cette dernière transmue ma liberté inconditionnée en « indécision ». Mais « l’indécision, à son tour, appelle la décision : on s’éloigne brusquement du bord du précipice et on reprend sa route »[4]

L’angoisse devant le choix

Voilà exposé l’objet de mon angoisse : je m’angoisse devant tous les possibles qui s’ouvrent à moi. Car, quoi que j’en dise, il me faudra bien choisir. Or, j’angoisse parce que ma liberté se découvre en moi sur le mode du « n’être pas », c’est-à-dire d’un rien qui vient irrémédiablement s’insinuer entre les motifs et l’acte. Ma conscience n’a pas de motifs en elle puisqu’elle est vide. Aussi va-t-elle les poser, pour ensuite leur donner un sens, c’est-à-dire une signification et une importance. « Ce n’est pas parce que je suis libre que mon acte échappe à la détermination des motifs, mais, au contraire, la structure des motifs comme inefficients est condition de ma liberté »[5]. Mon acte dépend de mon avenir qui ne dépend pas de mon présent. On voit là toute l’importance de la structure néantisante de la temporalité dans le jeu ma liberté. Le choix de ma décision repose entièrement sur mes épaules. C’est moi qui vais choisir. Et je suis seul apte à décider de ce choix. On peut tout autant, comme pour le joueur, être pris d’une « angoisse devant le passé » (EN, p. 69). Aussi, est-ce l’histoire ordinaire du joueur repenti qui a « librement et sincèrement » choisi de ne plus jamais jouer, mais qui, une fois placé devant le tapis vert, ne sait plus tenir ses bonnes résolutions. En lui, se livre alors ce « débat intérieur » sur fond de liberté inconditionnée qu’il s’agit de comprendre sur le mode du « n’être pas ». Hier encore, ce joueur pensait en avoir définitivement fini avec la spirale infernale du jeu. Il croyait sa résolution inébranlable. Mais voilà, dans l’angoisse, il saisit le statut précaire de sa décision, l’illusion de son aspect irréversible. Dans le flux temporel, cette décision est bien la sienne, mais sur le mode de la non-coïncidence. Entre le moi qui a choisi de ne plus jouer la veille, et le moi qui craque aujourd’hui, reprenant ainsi le jeu comme si de rien n’était, il y a ce néant qui s’est logé entre le moi de la veille et le moi présent, le séparant de lui-même, faisant de la décision crue efficace et irréversible, une conquête de chaque instant.

Or, si au moment de choisir je suis pris de vertige, c’est justement parce que le moi qui aura choisi ne dépend pas du moi qui est là entrain de choisir, ni de celui qui a précédemment choisi. Il y a au milieu la manifestation de la liberté qui s’exprime dans ce rien qui sépare le moi du présent du moi de l’avenir un néant à la manière d’un blanc.

A ses arguments, toutes les objections des détracteurs de la liberté, tenant des conditions déterministes fondées sur les principes psychologiques, sont rejetées par Sartre. Et même si l’angoisse ne saurait être la preuve de la liberté humaine, elle en demeure la condition essentielle, fondée sur le mode nécessaire de l’interrogation. Cette angoisse est celle d’un moi qui n’est jamais au repos. Chaque fois, à chaque instant, il se doit de choisir, et ainsi de se refaire. Cette liberté est permanente, et sans la liberté de ne pas choisir. A la manière d’une condamnation, j’assume cette liberté qui m’est donnée entière et irréversible. Car, je vis libre et sans excuse. Voilà d’ailleurs pourquoi « dans l’angoisse la liberté s’angoisse devant elle-même en tant qu’elle n’est jamais sollicitée ni entravée par rien. »[6]

La liberté angoissée devant elle-même

L’angoisse sartrienne, à l’instar de l’angoisse heideggérienne, est rare. D’abord parce que l’homme d’action est bien trop affairé quotidiennement pour se préoccuper outre mesure de sa liberté. Il s’agite, s’affaire, se divertit. La vie va vite. Bien sûr, je peux à n’importe quel instant découvrir ma liberté. Au moment où j’allume cette cigarette qui me révèle ma possibilité concrète ou mon désir de fumer, ou lorsque je débouchonne ce stylo et que j’attrape cette feuille blanche qui m’apprend « ma possibilité la plus immédiate » de travailler à cet article. Mais la plupart du temps, je suis en action, et mon action fonctionne sur le mode irréfléchie. Me voilà, dans la majeure partie des cas, et « à chaque instant lancé dans le monde et engagé » (EN, p. 75). Lorsque je réalise mes actes, je les crois et les découvre comme s’ils étaient « des exigences, des urgences, des ustensiles » (EN, p. 74). Je ne me sens pas libre, mais dépendant de leur caractère d’utilité. Je me sens englué, malgré ma volonté, dans le monde de la productivité et des nécessités matérielles. Pourtant, si j’interrompais juste un instant cet empressement aveugle, et que je réfléchissais à ce que je suis entrain de faire, je découvrirais alors que je rédige un article, que j’aligne des mots, que je construis des phrases ; qu’à la fois je produis un texte, mais que j’analyse et interprète la philosophie d’un phénoménologue du XXème siècle, que cela me demande un effort de concentration et de créativité, et qu’à tout moment, je puis me sentir épuisé, n’en pouvoir plus, et ainsi abandonner mon entreprise. Cet article est donc de l’ordre de mon possible. Voilà pourquoi il est concrètement une possibilité pour laquelle je peux ressentir de l’angoisse. Car, ma liberté exerçant en permanence son « pouvoir néantisant » peut, à tout instant, me faire lâcher, et je n’aurais aucune certitude à ce propos jusqu’à l’instant définitif, celui où j’aurais écrit en bas de la dernière page du texte, enfin établi, le mot « Fin ».

La possibilité de mon possible

Mais pour que, soudain, cette idée m’angoisse, il me faut réaliser le néant en tant que possible qui me sépare, à chaque instant, de la réalisation de mon projet final. Or, la plupart du temps, je me réfugie derrière des actes rassurants. Je dois écrire cet article, et saisir le sens de ce devoir qui m’est dicté par les conventions sociales et les nécessités économiques, – donc le monde des besoins. Or, cela est suffisant pour éluder la question réelle, c’est-à-dire celle de ce travail comme étant « ma possibilité ». En d’autres termes, l’échéance posée par le rédacteur en chef de cette revue est largement suffisante pour que, en en saisissant le sens, je sois à ma table de travail entrain de rédiger. J’occulte alors toute « possibilité du quiétisme, du refus de travail et finalement du refus du monde et de la mort »[7]. Je me suis prémuni d’avoir à me poser les bonnes questions. Le sens de ce travail philosophique étant garanti par les valeurs communes dans lesquelles je suis engagé avec l’ensemble social. Le sens de mon travail m’étant ainsi donné par ces valeurs, je n’ai pas le sentiment d’avoir à m’interroger à son propos. Je me protège ainsi de « l’intuition angoissante » qui me révèlerait que je suis seul responsable de l’exigence que je m’impose. « Il s’ensuit que ma liberté est l’unique fondement des valeurs et que rien, absolument rien, ne me justifie d’adopter telle ou telle échelle de valeurs. »[8] Il faut néanmoins se garder de croire que la conscience sartrienne chute ainsi dans le On, niant la valeur de sa liberté au profit de valeurs ambiantes. Alors que pour Heidegger le Dasein, plongé en immersion dans la quotidienneté ne peut jamais, sans la crise d’angoisse, s’emparer de lui-même pour se découvrir comme source absolue du sens du monde[9], la conscience sartrienne sitôt jetée au monde, et immédiatement mise « en situation ». Certes, le monde dans lequel la conscience est jetée est un monde de la préoccupation au même titre que le monde heideggérien, mais dès lors que je quitte un moment l’affairement, c’est-à-dire tous les garde-fous contre l’angoisse, dès lors que je suis, même malgré moi, « renvoyé à moi-même », puisque je suis responsable de moi dans l’avenir, alors tous ces garde-fous placés contre l’angoisse sont mis en défaut. J’ai beau essayé de renvoyer mes actes aux valeurs communes, rien n’y fera. « J’émerge seul et dans l’angoisse en face du projet unique et premier qui constitue mon être, toutes les barrières, tous les garde-fous s’écroulent, néantisés par la conscience de ma liberté : je n’ai ni ne puis avoir recours à aucune valeur contre le fait que c’est moi qui maintiens à l’être les valeurs ; rien ne peut m’assurer contre moi-même, coupé du monde et de mon essence par ce néant que je suis, j’ai à réaliser le sens du monde et de mon essence : j’en décide, seul, injustifiable et sans excuse. »[10] Le Néant et l’angoisse se situant dans la conscience, c’est-à-dire dans la vie intérieure, il me suffit de me dégager un moment du monde dans lequel je suis engagé pour que soudain, ma conscience prenne conscience de sa liberté. Cette compréhension « pré-ontologique » de mon essence s’oppose à l’esprit de sérieux par lequel la conscience saisit les exigences communes du monde, celles que l’on partage en refusant d’y réfléchir, de crainte d’affronter sa liberté, et de comprendre que ces valeurs procèdent de celle-ci, car seule ma liberté donne du sens au monde. L’angoisse est alors ce par quoi je me saisis comme libre et comme seul auteur du sens que je confère au monde[11]

(A suivre)
(Paru dans Les Carnets de la philosophie n°16, avril-mai-juin 2011)



[1]Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, (EN), Paris, Gallimard, 1942, p. 66.

[2] Idem.

[3] Ibid, p. 68.

[4] Ibid, p. 69.

[5] Ibid, p. 71.

[6] Ibid, p. 73.

[7] Ibid, p. 75.

[8] Ibid, p. 76.

[9]Michel Haar, La philosophie française entre phénoménologie et métaphysique, Paris, coll. « Perspective critique », PUF, 1999, p. 43.

[10] EN, p. 77.

[11] Nous pouvons préciser que cette utilisation de l’angoisse par Sartre nous semble bien plus faible que l’utilisation de Heidegger, donnant ainsi au Dasein l’opportunité de saisir le monde tel qu’il est, à travers son ébranlement.


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