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40 voix et des poussières : la Missa "Ecco si beato giorno" d'Alessandro Striggio par I Fagiolini

Publié le 04 avril 2011 par Jeanchristophepucek

 

Paolo Veronese (Vérone, 1528-Venise, 1588),
Honor et Virtus post mortem floret
, c.1565 ?

Huile sur toile, 219 x 169,5 cm, New York, Frick Collection.

 

Voir une multinationale du disque se risquer à produire autre chose que du « grand » répertoire ou des récitals d’interprètes adoubés par les médias est devenu suffisamment rare pour attirer l’attention. Annoncé outre-Manche, où il a été publié par Decca au début du mois de mars, comme le premier enregistrement mondial – ce qui est exact – d’une œuvre longtemps perdue – ce qui l’est moins – d’Alessandro Striggio, la Missa « Ecco sì beato giorno », ce disque nous propose, outre cette dernière, deux tours de force de la polyphonie renaissante et sept madrigaux dans une belle interprétation de l’ensemble I Fagiolini.

 

Avant de vous présenter brièvement les compositeurs et les œuvres composant ce programme, je dois, par souci d’honnêteté envers vous, faire une mise au point concernant le projet en lui-même. S’il constitue bien, en effet, la première apparition discographique de la Missa « Ecco sì beato giorno », cette œuvre n’a pas été redécouverte, contrairement à ce qui est mentionné dans la presse et livret du disque, par Davitt Moroney en 2007. Dominique Visse l’avait, en effet, identifiée et transcrite au plus tard en 1978, puisqu’il l’a donnée en concert à la tête de l’Ensemble Josquin des Prés en la cathédrale de Sées (Orne) le dimanche 4 juin de cette même année. Ceci ne retranche rien, bien entendu, à l’intérêt documentaire majeur de l’enregistrement d’I Fagiolini, mais il me semble juste que la vérité sur cette trouvaille soit rétablie, et je remercie très chaleureusement Robin Troman pour ses précieuses informations sur l’histoire exacte de la recréation de cette Messe de Striggio.

Les données biographiques concernant ce compositeur, dont le fils, prénommé lui aussi Alessandro, sera le librettiste de l’Orfeo de Monteverdi, sont éparses. Enfant naturel d’un noble de Mantoue où il est né vers 1536-1537, il rejoint, en 1559, Florence et la cour du duc Côme Ier de Toscane, où il occupe la double fonction, richement rétribuée, de musicien et de diplomate. Il est très probable que son motet à 40 voix Ecce beatam lucem ait été donné en 1561 au Duomo et qu’il ait achevé sa Missa « Ecco sì beato giorno », fondée sur le matériau musical du motet et nécessitant les mêmes effectifs, portés jusqu’à 60 voix dans l’Agnus Dei, en 1566.

En novembre de cette même année, en effet, Striggio entreprenait un voyage jusqu’à Vienne pour présenter son œuvre à l’empereur Maximilien II, dont Côme cherchait à s’attirer les faveurs. Après avoir rencontré le monarque à Brno au tout début de 1567, notre compositeur-diplomate poussa jusqu’à Munich où sa Messe fut donnée en février devant Albert V, qui avait pour maître de chapelle un certain Roland de Lassus, puis fit un détour par Paris, où elle fut interprétée le 11 mai, cette fois devant Charles IX et Catherine de Médicis, ce qui explique la présence de la partition dans la capitale française où elle fut retrouvée, après avoir été sauvegardée par un fabuleux musicien-archiviste dont j’aurai bientôt l’occasion de vous entretenir, Sébastien de Brossard (1655-1730), avant de s’embarquer pour l’Angleterre où il resta quinze jours avant de regagner Florence. Ce dernier séjour est vraisemblablement à l’origine du Spem in alium de Thomas Tallis (c.1505-1585), conçu par le musicien anglais dans un esprit d’hommage et d’émulation envers son brillant collègue italien. Outre ses tours de forces polyphoniques, Striggio est l’auteur d’intermèdes théâtraux et de sept livres de madrigaux, dont la publication s’étale de 1560 à 1597, les derniers posthumes, le compositeur étant mort à Mantoue en 1592.

Globalement, si l’écriture de Striggio n’est pas révolutionnaire, y compris dans ses madrigaux, sa maîtrise contrapuntique est, elle, indiscutable et lui permet de conserver une clarté maximale du discours polyphonique en dépit de la profusion des voix et d’une ornementation souvent très fleurie. Très fluide, usant parfois d’effets dramatiques saisissants mais très peu du chromatisme, la musique sacrée qui nous est offerte dans cet enregistrement, par ses effets d’imitation, sa disposition en huit chœurs à cinq voix et les échanges qui se développent entre eux, constitue une préfiguration très nette de la technique de spatialisation chorale qui fera la gloire de la musique vénitienne quelques décennies plus tard.

 

L’appréciation portée sur le travail effectué par Robert Hollingworth à la tête de Fagiolini aux dimensions considérablement élargies pour l’occasion et qui accueillent des musiciens issus de Fretwork, The Consort of Viols, The English Cornett and Sackbutt Ensemble and The City Musick (photographie ci-dessous) dépend évidement beaucoup de l’idée que l’on se fait de la polyphonie de la Renaissance. Les amateurs de distributions purement vocales ne manqueront pas d’arguer que la présence d’instruments brouille la clarté des lignes tout en faisant dangereusement pencher les œuvres vers une dimension trop décorative. Ce n’est pas totalement inexact, du moins lorsque l’on compare les motets Ecce beatam lucem et Spem in alium avec les versions à voix seules de référence signées par Paul Van Nevel (Sony, 1995, en studio, et Harmonia Mundi, 2006, en public). Cependant, force est également de constater que cette esthétique mixte, historiquement probable dans un contexte non liturgique, ce qui fut le cas de l’exécution parisienne de 1567, ou en fonction des goûts locaux, comme ceux qui avaient cours à Munich, est parfaitement assumée, et défendue avec autant d’intelligence que de brio, comme l’atteste justement la lecture, parfaitement convaincante dans son optique, de ce cheval de bataille qu’est Spem in alium, avec son tempo un peu plus rapide que celui généralement observé qui prévient toute opacification des textures et fait gagner en animation ce qui est perdu en sentiment d’immatérialité.

Cette volonté de privilégier une approche plus dynamique que contemplative de ces impressionnantes structures polyphoniques donne également d’excellents résultats dans la Messe. La pulsation soutenue sans jamais être affolée, le galbe des phrases remarquablement dessiné, le débit musical d’une grande fluidité contribuent à donner à cette interprétation une incontestable tenue, impression renforcée par des équilibres entre voix et instruments soigneusement dosés et soulignés par une prise de son très détaillée mais manquant malheureusement de chaleur. Certaines particularités, comme les rythmes dansants qui affleurent dans le Credo ou les volutes déjà baroques du Sanctus, sont très finement mises en relief par un chef qui s’appuie sur un métier très sûr afin de ne pas sacrifier la cohérence d’ensemble aux détails et a visiblement pris le temps de mûrir sa vision, dont un des grands mérites, tout en conservant à la Messe son ancrage dans l’esthétique renaissante, est de faire sentir qu’elle inaugure également le basculement vers la polychoralité telle qu’elle sera pratiquée à Venise par les Gabrieli avant d’essaimer tout le continent européen. Si la pièce de Galilei, à deux luths et lirone, donne le sentiment d’une lampée d’eau fraîche après tant de fastes, j’avoue être moins convaincu, à l’exception des très réussis D’ogni gratia et d’amor et Miser’oimè, par les madrigaux de Striggio proposés en complément de programme. Outre une instrumentation peut-être moins légitime que dans les pièces sacrées, ils manquent globalement, à mon goût, de ce rien d’épanouissement vocal, de sensualité et d’urgence qui, dans ce répertoire, fait la différence entre l’excellent et le superlatif.

En dépit de ces quelques réserves, il va de soi qu’aucun amateur de musique de la Renaissance ne saurait manquer cette parution importante que je recommande, même si le fabuleux destin de la Missa « Ecco sì beato giorno » ne s’arrête pas avec cet enregistrement d’I Fagiolini. L’œuvre sera, en effet, donnée le 3 juillet prochain au Festival de Saint-Michel en Thiérache, sous la direction d’Hervé Niquet qui devrait également l’enregistrer pour Glossa. Honor et Virtus post mortem floret : la belle histoire de Striggio ne fait peut être que commencer.

 

Alessandro Striggio (c.1536/7-1592), Missa « Ecco sì beato giorno », Ecce beatam lucem, madrigaux. Vincenzo Galilei (fin années 1520 ?-1591), Contrapunto Secondo di BM. Thomas Tallis (c.1505-1585), Spem in alium.

 

I Fagiolini
Robert Hollingworth, direction

 

1 CD [durée totale : 68’53”] et 1 DVD [durée totale : 57’55”] Decca 478 2734. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Alessandro Striggio, Missa « Ecco sì beato giorno » : Credo

2. Thomas Tallis, Spem in alium, motet à 40

 

Illustrations complémentaires :

La photographie de l’ensemble I Fagiolini est de Matt Brodie, tirée de l’intéressant mini-site dédié à la parution de l’enregistrement de la Messe de Striggio.


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