Prenez le roi Duncan. Chez
Shakespeare, c’est l’archétype du roi modèle, qui apporte la paix, la justice et la prospérité dans son royaume. A l’inverse, Macbeth l’usurpateur qui assassinera le bon roi, sera un tyran promptement honni par tout le monde. Ionesco fait disparaitre cette opposition radicale entre le Bien et le Mal (frontière que
Jean Anouilh rendait opaque). Duncan est certes l’objet d’un complot ourdi par Candor et Glamis mais était-il obligé, une fois les conspirateurs éliminés, de faire systématiquement guillotiner par Banco, la totalité de l’armée rebelle (environ 100 000 hommes). Cette démesure qui en principe caractérise le tyran, est incontestablement du côté de Duncan. Au reste, le bon roi se distingue en principe du commun des mortels par son éloquence, la richesse de son verbe. Or là encore, c’est peu dire que Duncan est très décevant. Le discours qu’il prononce pour féliciter ses généraux, s’il est applaudi par les flagorneurs habituels, mêle de façon curieuse, impérities, pléononasmes et inepties. Pour preuve: “mes chers généraux (…) vous serez les modèles des jeunes générations présentes et futures mieux encore passées (sic) à qui vous parlerez pendant des siècles et des siècles, par la parole (sic).” Et ce discours digne des textes les plus inspirés d’Henri Gaino, conclut par ces mots: “continuez comme vous l’avez fait, (…) sous la surveillance de vos seigneurs et de vos responsables, qui vous aiment malgré vos qualités (sic) et vous estiment, grâce à vos défauts (sic)”. C’est ce piètre orateur qui n’hésite pas une seconde à exécuter son propre messager sous le prétexte qu’il lui annonce une mauvaise nouvelle: “tu auras la tête tranchée pour nous avoir annoncé une nouvelle aussi désastreuse”.
Par conséquent, Duncan est si injuste, arbitraire, déloyal et médiocre que le lecteur ne ressent rien, en dehors d’un honteux soulagement, lorsque trois poignards lui traversent le corps. Mais comment expliquer ce désir de Ionesco de supprimer tous les aspects positifs du personnage de Duncan, qui dans la pièce de Shakespeare ressemblait presque à une icône, idolâtrée par ses sujets ? Sans doute parce que, pour l’écrivain roumain, le pouvoir se confond nécessairement avec le Mal.
E.M. Foster aurait abondé en ce sens, lui qui écrivait: “Conférez à un homme un pouvoir sur ses semblables, et il se détériore aussitôt.” Il semble que chez
Orwell aussi, l’auteur de “1984″, le pouvoir corrompt: “la plupart des gens n’ont jamais l’occasion d’appliquer leur décence innée au contrôle des affaires, en sorte que l’on est presque obligé de tirer cette conclusion cynique: les gens sont décents que quand ils sont impuissants”. Visiblement, il n’y a donc pas de “pouvoir juste” ni pour ces intellectuels ni pour Ionesco dont le pessismisme lui aurait interdit d’employer cet oxymore. En effet, pour celui qui a connu le fascisme et le communisme dans son pays, les révolutionnaires qui voulaient renverser Duncan - Candor et Glamiss - n’auraient probablement pas été plus vertueux que lui. Le parallèle avec les totalitarismes du siècle passé n’est pas incongru puisque Candor dans ses répliques adopte par moment cette novlangue hegeliano-marxiste: “… que n’ai-je gagné cette bataille ! C’est que l’Histoire, dans sa marche, ne l’a pas voulu. C’est l’Histoire qui a raison, objectivement. Je ne suis qu’un déchet historique (…) il ne peut y avoir d’autre raison que la raison historique. Il n’y aucune transcendance qui puisse l’infirmer.”
Quand on s’intéresse de près au personnage de Macbett, on s’aperçoit que les références à
Hegel,
Marx ou
Lénine ne se sont pas effacées, loin s’en faut. En effet si Macbeth dans la tragédie de Shakespeare, est encouragé au régicide à la fois par la prédiction des sorcières et par l’ambition sans bornes de son épouse, chez Ionesco Macbett apparaît tout aussi manipulé par des femmes mais celles-ci lui demandent de prendre le pouvoir pour créer une société idéale: “… dites-vous que nous voulons sauver le pays. Vous deux (Macbett et Banco), vous allez nous construire une société meilleure, un monde heureux et nouveau”. On retrouve encore l’utopie communiste, mais cette fois dans la bouche de la Suivante (au service de Lady Duncan). Ionesco veut évidemment nous dire que même lorsque les révolutionnaires sont habités par les meilleurs intentions, le résultat est tout aussi catastrophique. Autrement dit “qui veut faire l’ange, fait la bête” pour reprendre une maxime de
Pascal souvent citée par
Raymond Aron, et Macbett ressemble de plus en plus à une “bett”. Souvenons-nous d’une des scènes les plus fameuses de la pièce de Shakespeare, lorsque Macbeth organise un vaste banquet, réunissant ses courtisans. Manque à l’appel Banco, entre temps assassiné. Cependant le tyran croit le reconnaître au milieu des invités et installé ni plus ni moins sur sa chaise! Puis il se rend compte qu’il est le seul à voir ce
spectre dont le visage effrayant est maculé de sang. Ionesco a imaginé une scène similaire: Macbett est attablé au milieu des convives et d’un seul coup il regarde le portrait d’un homme accroché sur le mur; pour lui il s’agit de Duncan. Scandalisé par cette provocation, il demande alors “qui a mis le portrait de Duncan à la place du mien ? (Montrant du doigt) Qui a eu l’idée de cette farce sinistre ?”. Gêné le deuxième convive lui répond: “ce n’est pas celui de Duncan qu’on a mis à la place du vôtre, c’est le vôtre qu’on a mis à la place du portrait de Duncan !” Macbett conclut lui-même: “Il lui ressemble, pourtant.” A cet instant Macbett qui incarne est Duncan. Il n’y a plus de différences physique et morale entre les deux. Pour couronner le tout, on sait qu’au dénouement, Macbett sera à son tour, renversé par un nouveau tyran qui ne cherchera même plus à dévoiler ses intentions de gouverner par le Mal et pour le Mal.
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(1) Eugène Ionesco photographié en mai 1975./ PHOTO: ARCHIVES AFP
(2) Photo du film admirable de R. Polanski qui représente Macbeth s’approchant lentement du lit de Duncan pour l’assassiner (tourné juste un an avant la pièce de Ionesco).
(3) Portrait de Hegel par Schlesinger (1831)
(4) Macbeth apercevant le spectre Banco par Théodore Chasseriau (1854)